#353 - septembre/octobre 2020

En-s@igner au temps du Covid

L’idée d’un enseignement à distance suscite plus que jamais des débats de tous côtés. Le sujet, discuté de plus en plus fréquemment avec l’amélioration constante des technologies informatiques, a soudain été poussé sous le feu des projecteurs par la crise sanitaire (1).

Dès lors que les différents niveaux de pouvoirs ont pris conscience de l’ampleur de la situation sanitaire, un confinement global a été déclaré, impliquant entre autres la fermeture des établissements scolaires, sauf pour l’accueil des enfants dont les parents travaillent dans les soins de santé, la petite enfance, la sécurité publique, ou l’accueil des personnes âgées. Pour toutes les tranches d’âges, tous les groupes sociaux, toutes les situations, ce fut un choc.

 

Et pourtant, sans laisser aux enseignants le temps de se retourner, les universités ont déclaré une reprise immédiate des cours sous format numérique, comme si l’université y était préparée depuis des années. Dans sa mise en application pratique, ce passage brutal à l’enseignement à distance a bien sûr entraîné de multiples problèmes, pour la plupart prévisibles.

 

Un corps enseignant largement désemparé…

 

Dans les faits, les professeurs ont vu leur charge de travail bondir d’un coup, tandis qu’ils étaient déjà accablés par toutes les implications privées liées au Covid-19 et au confinement. Ils n’avaient pas été formés au virtuel, ne maitrisaient pas forcément ou trop peu les outils informatiques nécessaires, et devaient revoir, le temps d’un week-end déjà trop chargé, toutes leurs méthodes d’enseignement et leurs façons de donner cours. C’était comme jeter un chat du sixième étage et s’attendre à ce qu’il apprenne à voler, en sachant toutefois que le mieux qu’on pouvait en attendre était qu’il s’écrase au sol, mais en s’étant préalablement retourné sur ses pattes. C’est ce qu’ont fait les professeurs : minimiser les dégâts.

 

Les précieuses interactions directes avec les étudiants, verbales et non verbales, qui nourrissaient et enrichissaient chaque jour les pratiques pédagogiques de ceux qui, avec passion, avaient choisi de s’engager dans le métier d’enseignant, avaient disparu. Les professeurs se sont retrouvés à « donner cours » devant un ordinateur, froid et impersonnel, avec les contraintes nouvelles et spécifiques liées au fait de se filmer, s’enregistrer et produire du contenu en différé.

 

Certains se sont sentis aussi perdus que leurs étudiants, qu’ils continuèrent malgré tout à soutenir, accompagner, rassurer, alors qu’eux-mêmes étaient en difficulté constante, guettés par l’épuisement physique et psychologique.

 

Abandon des plus démunis

 

Il n’est plus à démontrer que l’enseignement à distance a exacerbé plus que jamais les inégalités entre étudiants (2), tant en matière d’espace de travail approprié (pièce au calme pour étudier), d’équipements informatiques (disposition d’un ordinateur personnel, d’une connexion internet suffisante, etc.) que financièrement (beaucoup d’étudiants ont perdu les jobs qui leur permettaient de financer leurs études) ou encore familialement (proches malades, garde des petits frères et sœurs lorsque les parents travaillaient, tensions éventuelles au sein du foyer, etc.).

 

Plus globalement, au-delà des inégalités matérielles, il faut également évoquer la difficulté rencontrée par nombre d’étudiants à se recréer une ambiance de travail durant le confinement : avoir affaire à un support numérique seul chez soi devant un ordinateur (où, de surcroît, les tentations de distractions sont nombreuses) plutôt qu’à un contact direct avec l’enseignant dans un lieu collectif dédié à une fonction éducative avec des horaires bien définis, fut à l’origine – surtout chez les primo-arrivants à l’université – d’inquiétude, de stress, de découragement. Psychologiquement, cela s’ajoutait au caractère déjà anxiogène de la pandémie et de son traitement médiatique, contribuant encore à amoindrir leurs capacités de travail. Certains ont fini par décrocher.

 

La pédagogie à distance, un oxymore ?

 

Malgré les difficultés et les ratés (nul ne le conteste), d’aucuns ont tout de même pris cette situation inédite comme une opportunité d’expérimentation à large échelle sur la possibilité de maintenir et de développer un enseignement virtuel (3), effaçant le contexte exceptionnel de l’équation. Ainsi, une question se pose: l’enseignement à distance est-il viable, voire souhaitable, comme solution à long terme ? Dans quel cadre et à quel prix?

 

Aux yeux de la grande majorité des professionnels de l’éducation (4), la relation humaine, le rapport physique direct avec les étudiants – et entre les étudiants – restent indispensables pour atteindre les objectifs de l’enseignement qui ne se limitent pas à la transmission de contenus, mais incluent également le développement de la personnalité, de l’esprit critique et de la socialisation de l’individu, son émancipation, son apprentissage de l’autonomie. Pour Jérôme Englebert, docteur en psychologie (ULiège, ULB et UCLouvain), « l’essence de l’enseignement repose bien sur une interaction corporelle qu’aucun outil et qu’aucune robotisation ne parviendra à remplacer » (5). La pédagogie à distance serait ainsi un oxymore. On peut enseigner de diverses manières et, dans chaque cas, avec ou sans support. Le bon support ne fait pas le bon professeur. Le numérique est toujours présenté comme « un progrès », sans voir qu’il n’est pas en soi pédagogique, que c’est un juste un moyen technique qui, une fois élargi à l’enseignement virtuel, supprimera tout ce qui subsiste d’humain dans les universités, entre des professeurs et étudiants précarisés.

 

Mais l’enseignement virtuel soulève également d’autres questions. Notamment celle des plateformes de cours, souvent associées à des entreprises privées, qui sont imposées aux étudiants et aux professeurs. Le choix de partager ou non ses données avec un logiciel, de s’y inscrire ou non ne sont plus simplement une décision libre et éclairée (si cela ne l’a jamais été) mais une réaction à la pression : « tout accepter ou rater des cours ». Des logiciels libres existent mais sont loin d’être assez utilisés. Dans le cas d’une mise en place obligatoire – sans qu’aucun motif sanitaire ne l’impose – de l’e-learning ou d’un blended learning, se posera également la question de la “liberté académique” puisque celle-ci porte autant sur les contenus que sur les méthodes d’apprentissage.

 

Nécessité d’un débat démocratique

 

En définitive, si un passage à l’enseignement à distance – total ou partiel – devait avoir lieu, forcé par une situation de crise sanitaire persistante (7), il est urgent d’ouvrir une discussion démocratique sur ce thème (8) non seulement pour être capable d’offrir aux personnels et étudiants des soutiens matériels et humains pour assurer un suivi à distance de tous les étudiants, mais également pour organiser, avec les syndicats et toute la communauté universitaire (étudiants compris), l’indispensable concertation sociale qui s’impose dès lors que l’enseignement à distance et le télétravail impliquent un bouleversement majeur des conditions de travail des enseignants et des conditions d’études. À terme, il est évident que l’e-learning pourrait permettre la levée de bon nombre de contraintes spaciotemporelles coûteuses (disposition et entretien de locaux, d’infrastructures, dépenses de chauffage, etc.). Une fois enregistrés et créés, des cours ex-cathedra et des tests en ligne pourraient servir de support à l’apprentissage et à l’(auto)évaluation d’un nombre bien plus élevé d’étudiants que ceux que l’on peut rassembler dans un auditoire, et leur usage est en principe illimité dans le temps (9).

 

Si aucune logique alternative d’organisation et de gestion de l’université en cas de généralisation de l’enseignement à distance n’est proposée en fonction des besoins réels des étudiants (ce qui impliquerait que l’argent économisé soit réaffecté à des dépenses humaines), une telle évolution risque bien de précipiter plus encore les universités dans la voie de leur marchandisation, où les critères de rentabilité, de compétitivité, de performance prendraient définitivement le pas sur tout autre considération, d’ordre pédagogique, scientifique… ou tout simplement humaine. Un bain de sang social dans le corps enseignant et le développement accru de l’enseignement à deux vitesses ne seraient dès lors pas à exclure.

 

Autrement dit, il s’agira de relancer le débat autour de l’Université que nous souhaitons pour demain : voulons-nous d’une université (de l’excellence) transformée « en machine de guerre capable d’absorber les meilleurs crédits, les meilleurs enseignants-chercheurs, le plus grand nombre d’étudiants, et de renforcer son positionnement sur les scènes nationales et internationales », ou visons-nous « à construire une université de service public, démocratique et accessible ; une autre université que celle qui se bâtit sous nos yeux » (10) ? Cette question, déjà posée par le Collectif de chercheurs-enseignants désexcellents en 2011, est plus que jamais d’actualité et mérite que l’on y réfléchisse dès à présent tous ensemble, avant que les « collectifs de travail » ne soient à leur tour démantelés au sein des universités.

[1] Je remercie mes collègues et ma fille Ysaline (16 ans) qui, par leurs apports divers, ont nourri cette réflexion et lui ont permis de voir le jour.

 

[2] L’exacerbation des inégalités entre apprenants a été mise en évidence à tous les niveaux d’enseignement. Voir entre autres : www.revue-recherches.fr “La continuité pédagogique : une fiction qui masque le réel”, in Recherches, revue de didactique et de pédagogie du français, mai 2020).

 

[3] “Nous avons dû effectuer le passage au monde numérique de manière radicale, voire brutale. Nous devions le faire. Et oui, cela a nécessité des ajustements importants. Ce passage au numérique pourrait être le résultat le plus positif de la crise du corona” (Caroline Pauwels, rectrice VUB, 25 mars 2020. Extrait du Manifeste “En cours pas en ligne” initié par l’Atelier des Chercheur·euse·s pour une désexcellence des universités).

 

[4] Les réactions d’enseignants ou de collectifs d’enseignants ont été nombreuses. Citons par exemple, en Belgique, le manifeste “En cours pas en ligne” initié par l’Atelier des Chercheur·euse·s pour une désexcellence des universités ou encore, en France, la tribune “Continuité pédagogique ou rupture d’égalité? L’enseignement à distance ne doit pas être la mise à distance de notre projet éducatif ” (23 mars 2020).

 

[5] Carte blanche : “Les cours universitaires en ligne ne peuvent fonctionner sans encombre : nous devons accepter cette fragilité”, in La Libre, 8 avril 2020.

 

[6] www.liberation.fr/checknews/2020/03/31/donnees-personnelles-l-application-de-visioconference-zoom-est-elle-intrusive_1783603

 

[7] Dans une carte blanche titrée “Pour le déconfinement de nos universités!” (Le Soir, 8 juin 2020) plus de 300 professeurs issus des différentes universités du pays, ne souhaitant pas que la situation sanitaire ne serve de prétexte pour un passage en force dans l’e-learning, réclament que toute décision de fermeture ou limitation d’accès à l’université pour l’année scolaire à venir soit justifiée par des raisons objectives, proportionnellement à la gravité de la situation sanitaire.

 

[8] Dans une lettre ouverte adressée aux membres l’assemblée plénière, du conseil d’administration et du conseil académique de l’ULB, la CGSP s’inquiète du non respect de la démocratie interne par les autorités universitaires: “Juste avant la tenue du conseil d’entreprise de ce jeudi 28 mai, les organisations syndicales ainsi que l’ensemble de la communauté universitaire ont appris par un courriel électronique ainsi que par un article publié dans Le Soir les mesures que vous aviez adoptées concernant l’organisation du travail lors de la rentrée académique 2020-2021. Nous avons été nombreuses.eux à trouver ce coup de force plus qu’interpellant, certains l’associant à une dérive de l’Université vers une gestion autoritaire. Ce n’est en effet pas la première fois que vous mettez ainsi les travailleuses.eurs de l’Université et les organes de la concertation sociale devant le fait accompli. Depuis le début de l’épidémie de coronavirus, le processus décisionnel à l’Université suit des chemins inédits, sinon irréguliers, au point que vos décisions sont désormais publiées par la presse avant même de l’être par les services du Greffe.”

 

[9] “Combien sommes-nous à donner des cours d’introduction d’économie dans l’enseignement supérieur ? Des centaines. Nous racontons tous la même chose, dans des auditoires souvent peu fréquentés. Mettons-nous ensemble, produisons le meilleur cours à distance possible, que les étudiants pourront visionner une fois, deux fois, dix fois s’ils le veulent. Cela donnera aux enseignants plus de temps pour la recherche, le suivi de travaux pratiques, l’accompagnement d’élèves en difficulté… On a tout à y gagner : autonomie, efficacité, disponibilité.” (“Gardons le meilleur du confinement”, in L’Echo, 25 avril 2020. Extrait du Manifeste “En cours pas en ligne” initié par l’Atelier des Chercheur·euse·s pour une désexcellence des universités).

 

[10] http://lac.ulb.ac.be/LAC/charte.html