#353 - septembre/octobre 2020

Les limites de la politique de cohésion sociale

 

Comment sortir de la logique d’urgence sociale quand on n’en a pas suffisamment les moyens ? Face à ce défi, le travail associatif est soumis à rude épreuve – et davantage encore depuis la crise sanitaire. Les causes et conséquences des (absences de) choix politiques en matière de cohésion sociale sont à questionner.

Au milieu du confinement, une association d’un quartier central populaire bruxellois invita quelques personnes externes à réfléchir sur son projet associatif et aider à opérer des choix entre les activités menées. Les animatrices et animateurs s’épuisaient entre les activités menées avec les publics cibles et le travail administratif. Alors que les justifications et les demandes d’intervention ne manquaient pas, les subventions reçues ne permettaient pas de rémunérer tout le travail accompli. Plusieurs pistes furent avancées : diminution du nombre d’activités et/ou de projets, la recherche de partenariats pour mutualiser et/ou le recours accru au bénévolat pour réaliser une partie du travail administratif ou encore la recherche de nouveaux financements, ce qui allait accroitre le travail administratif et le nombre de projets menés.

 

En mode survie

 

Si ce type de débats est assez banal et récurrent dans un grand nombre d’associations et peut parfois déboucher sur des décisions de licenciement ou des suppressions de projets, il montre aussi que les impératifs gestionnaires et comptables s’imposent sur les besoins sociaux dans la définition des projets associatifs et les conditions d’exercice du travail social. Pourtant, il faut se questionner sur le sens politique de ces arbitrages car la situation globale des habitants de ces quartiers ne s’améliore pas.

 

Dans les quartiers ciblés par les politiques de cohésion sociale, les inégalités sociales, économiques, ethniques, raciales ou de genre croissantes sont en partie traitées par les associations. En effet, elles y sont en première ligne, avec des connaissances du terrain et une légitimité parfois plus grandes que celles des autorités locales. Ainsi, lorsque des problèmes surgissent, elles sont sollicitées. Elles ont autant une fonction d’animation que de médiation et de pacification sociale. Avec les mesures sanitaires liées à la gestion de la pandémie Covid, leurs publics grossiront probablement, ce qui ne manquera pas de reposer la question des ressources dont elles disposent. Même si la politique de cohésion sociale bruxelloise tend à assurer une certaine stabilité financière aux associatifs, la tendance à la stagnation – voire à la diminution – des subventions accordées par certaines sources de financement de ces associations telles que le Fonds Social Européen (FSE) pourrait renforcer la précarisation du travail social, tout comme la crise des finances publiques consécutive à la gestion pandémique. Aujourd’hui, la limitation des moyens et l’approfondissement de la crise sociale interrogent moins les principes de la politique de cohésion sociale que les conditions de sa survie et de son effectivité.

 

Une politique de rustines ?

 

Dans les politiques sociales et d’intégration des personnes issues de l’immigration, l’introduction de cette nouvelle catégorie d’action publique, la cohésion sociale, concentrait des transformations et des critiques politiques majeures. En effet, on reprochait aux politiques s’inspirant de ce nouveau concept leur caractère cosmétique en agissant sur les symptômes plutôt que sur les causes structurelles de la question sociale. Plus précisément, la cohésion sociale opérait un tournant en limitant la redistribution des ressources allouées à certaines populations et certains territoires, occultant ainsi l’existence de ces problèmes sociaux dans les autres territoires. L’introduction de la géographie prioritaire constituait une rupture du principe d’universalité dans l’allocation et l’accès aux ressources publiques et, par là, une forme de rationalisation financière. Bien qu’elle constituait une forme de discrimination positive territoriale venant compenser les inégalités des chances (1) et les faibles investissements publics passés dans ces zones, sa dimension territoriale traduisait également une prise de conscience de la perte de centralité de l’emploi comme lieu d’intégration sociale au profit du territoire (2) suite aux restructurations du système économique et une valorisation de la proximité.

 

Par ailleurs, ce ciblage territorial permettait aussi de ne pas nommer les populations ciblées, en opérant une euphémisation de l’intégration des personnes issues de l’immigration dans un contexte où le vote d’extrême droite raciste et xénophobe se manifestait régulièrement (3). Ainsi, ces populations faisaient peur, il fallait donc les mélanger, ne plus montrer qu’elles étaient les cibles principales de certaines politiques publiques. L’appel à la mixité sociale et à la diversité dans les publics fut associé à la cohésion sociale pour les socialiser. En Région bruxelloise, nourri par ces débats, l’appui réflexif, méthodologique et évaluatif du CRAcs (Centre régional d’appui à la cohésion sociale) a cependant permis d’éviter certains écueils liés à ce concept d’action publique.

 

Quelle autonomie face aux exigences bureaucratiques ?

 

En revanche, cette littérature scientifique s’est peu attardée sur la signification politique des budgets accordées à cette politique. Cette dimension est pourtant également au cœur des préoccupations des associations. Elle détermine la nature et le contenu des activités menées, elle touche donc à l’autonomie associative. En outre, le financement fait l’objet de nombreuses mobilisations associatives. De plus, il participe du caractère cosmétique de la politique puisqu’il détermine la taille des sparadraps apposés sur les problèmes de l’intégration des personnes résidant dans les quartiers populaires.

 

Si l’importance d’une priorité politique ne se mesure pas à l’aune des seuls financements accordés, ceux-ci constituent tout de même un indicateur de la hiérarchie des priorités gouvernementales. Lorsque les moyens sont structurellement trop faibles au regard des problèmes sociaux à traiter, comment une politique peut-elle prétendre endiguer efficacement les tendances d’un appareil économique, étatique et social qui culpabilise, discrimine, ségrègue et réprime toujours plus fortement certaines franges de la société ?

 

La rationalisation et l’optimisation de l’usage des ressources publiques touchent à leurs limites. La montée des exigences bureaucratiques et le recours au bénévolat ne permettront plus de maintenir très longtemps cette présence associative dans ces quartiers, d’autant que les services et les équipements publics peinent aussi à répondre à l’ampleur des demandes et des besoins sociaux. La politique de cohésion sociale est-elle finalement vouée à être un simple instrument permettant d’occulter le désintérêt politique, gouvernemental et social et à se parer contre les critiques d’abandon et d’exclusion de ces populations et de ces quartiers ?

[1] DOYTCHEVA, Mylena, 2007, Une discrimination positive à la française? Ethnicité et territoire dans les politiques de la ville, Paris, La Découverte.

[2] SCHAUT, Christine, 2001, “Les nouveaux dispositifs de lutte contre l’exclusion sociale et l’insécurité en Belgique francophone : orientation, mise en œuvre et effets concrets”, in Sociologie et sociétés, Vol. 31, n° 2,

[3] REA, Andrea, 2006, “Approche différentielle de la cohésion sociale par les Communautés flamande et française”, SLRB Info, n° 48, pp. 8-13.