#361 - mars/avril 2022

Les yeux ouverts

C’est en janvier 2021 que nous avons lancé à l’UCL le tout premier certificat en Memory Studies. Ce certificat comprend quatre ou cinq cours au choix. Il est entièrement en ligne. L’ensemble du programme est en anglais. Cette initiative est la première non seulement à l’échelle nationale mais aussi internationale. C’est bien la première fois que ce type de formations est conçu de manière interdisciplinaire et destiné à une grande variété le profils. Présentation d’un champ de recherches et d’actions en expansion.

 

Le champ des Memory Studies se développe depuis une dizaine d’années. Il couvre une diversité de disciplines telles que la psychologie, la sociologie, l’histoire, les sciences politiques, l’anthropologie, l’archéologie, la philosophie, les études littéraires, l’architecture – pour ne citer qu’elles. Il vise également des domaines interdisciplinaires plus spécifiques comme les études muséales, les études relatives à l’analyse des médias, l’histoire orale, les études sur le patrimoine, les études sur les archives ou encore les études cinématographiques. Enfin, il concerne non seulement des chercheurs, mais aussi des praticiens, qu’ils soient engagés dans le secteur des ONG, des arts ou de la politique. 

 

Comment (di)gérer le passé ? 

 

Comment représenter le passé qui continue de diviser ? Faut-il se souvenir et/ou oublier pour aller de l’avant? Comment les représentations du passé façonnent-elles nos actions, nos identités et nos émotions? Comment sommes-nous influencés par un passé qui n’est pas le nôtre? Comment les processus individuels interagissent-ils avec les processus collectifs, et vice versa? Que signifie le travail de mémoire ? 

 

Qu’implique une telle démarche ?

 

L’ensemble de ces questions s’impose à tous les citoyens au lendemain d’un conflit, qu’il s’agisse d’une guerre civile ou d’une guerre internationale. Ces interrogations ne concernent cependant pas seulement les zones post-conflit. Elles se posent également dans les anciennes puissances coloniales. En 2020, la mort violente de George Floyd aux Etats-Unis a suscité une vague d’indignation dans le monde entier. En Belgique, le mouvement Black Lives Matter a cristallisé les tensions relatives aux symboles de la colonisation, à commencer par la figure de Léopold II.

 

Depuis lors, les questions mémorielles ne cessent de se succéder: que faire des statues et des noms de rue reliés à l’histoire coloniale du pays? Comment penser une politique de reconnaissance à l’égard des crimes commis depuis 1885? Comment assumer une responsabilité historique à l’égard des enfants métis ? Comment favoriser l’accès aux archives relatives à la période coloniale? Comment concevoir une politique de restitution pour les objets ramenés du Congo, du Rwanda et du Burundi, sans oublier ceux qui proviennent d’autres continents tels que l’Asie ou l’Amérique du Sud par exemple? Quelle est la portée, mais aussi les limites des excuses officielles ? La liste de questions semble infinie. 

 

Genèse du projet

 

Sur le plan plus personnel, j’ai entamé des recherches sur la gestion du passé conflictuel il y a un peu plus de vingt ans. Je suis philosophe et politologue. Le point de départ de mon parcours est une thèse consacrée aux usages de la mémoire dans les relations internationales (cas franco-allemand et franco-algérien). Ce n’est que dix ans après cette thèse que j’ai finalement compris pourquoi j’étais passionnée par ce sujet : je découvre à l’époque, après de nombreux détours, une part secrète de mon histoire familiale. Un ancêtre assassiné, son corps brûlé, sans sépulture. Et un gouffre qui s’étend sur plusieurs générations. 

 

Je comprends alors dans ma chair qu’après une guerre, on ne compte pas en années, mais en générations. C’est bien de génération en génération que se transmettent non seulement les récits, les silences et surtout, les émotions (qu’il s’agisse de honte, culpabilité, colère, ressentiment, tristesse, humiliation). Les cas les plus tragiques que j’ai pu observer sur le terrain, qu’il s’agisse des Balkans ou du Rwanda, concernent des situations où ce type d’émotions est transmis “sans le texte” (sans les récits, sans les explications). Autant de situations où, comme l’écrivait Victor Hugo, les “morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents”.

 

Parce que la mémoire persiste

 

Dès le départ, j’ai travaillé avec des historiens et des psychologues sociaux. La plupart de nos projets sont interuniversitaires et internationaux. En Belgique, nous avons par exemple travaillé sur la transmission intergénérationnelle des souvenirs liés à la collaboration – pendant la Première et surtout la Seconde Guerre mondiale. Nous avons ainsi interrogé des familles de chaque côté de la frontière linguistique. Dans chaque famille, nous avons tenté de rencontré trois générations d’acteurs. Il est saisissant de mesurer combien la mémoire des événements douloureux persiste. L’objectif des recherches que nous menons en équipe avec des psychologues et des historiens notamment est de cerner les conditions qui permettent de digérer “le passé qui ne passe pas” et de déverrouiller l’avenir. Bref, cette problématique est loin d’être théorique. 

 

Après avoir travaillé sur plusieurs continents, avec des praticiens venus de tous les horizons, nous nous sommes dit qu’il valait la peine d’élargir, de réfléchir à un programme qui permette d’articuler toutes les facettes que nous avions découvertes depuis ces vingt ans. 

 

Vivre avec le passé

 

L’ensemble des cours proposés au Certificate permet de réfléchir à l’articulation entre deux types de phénomènes: d’une part, les représentations collectives du passé (que ce soit sur la scène politique, au sein d’une communauté ou d’un groupe) et, d’autre part, les mémoires individuelles (nos souvenirs à chacun d’entre nous). Ces deux phénomènes fonctionnent selon des logiques propres, mais ils se nourrissent l’un l’autre. Les autorités officielles peuvent tenter d’influencer les souvenirs individuels par le biais des manuels scolaires, des monuments ou encore des commémorations, par exemple. Elles ne peuvent toutefois rien imposer. Lorsque nous sommes exposés au discours officiel, nous co-construisons le message qui nous est transmis. Nous ne sommes pas un pur réceptacle. Nous avons donc tous un rôle à jouer.

 

Pourquoi cet enjeu est-il fondamental à nos yeux? Les études menées sur plusieurs générations dans des familles en Belgique et à l’étranger démontrent que le passé conflictuel ne s’apaise pas simplement avec le temps qui passe. Le temps est, certes, nécessaire pour prendre de la distance et explorer certains épisodes particulièrement violents, mais il ne permet pas, seul, de digérer le passé. Bien que ces événements remontent parfois à près de trois quarts de siècle, les émotions demeurent à vif. Dans la grande majorité des cas, une forme de travail conscient semble donc nécessaire pour parvenir à vivre avec le passé, plutôt que sans lui, ou contre lui.

 

Alors : que faire ?

 

Tenter, comme le disait Yourcenar, de garder les yeux ouverts. Les faits du passé sont certes ineffaçables. Nul ne peut défaire ce qui a été fait. Mais le sens de ce qui est arrivé n’est jamais fixé une fois pour toutes. D’où l’importance d’un travail de mémoire pour reconnaître ce qui doit l’être et, surtout, aller de l’avant. 

 

Le but d’une telle démarche est de renoncer à une posture de surplomb. Peut-être s’agit-il de descendre d’un piédestal pour raconter autrement l’histoire, c’est-à-dire la raconter aussi du point de vue de l’autre. Dans une telle logique, aucun groupe porteur de mémoire ne peut être exclu de prime abord. Le travail de mémoire reste donc toujours le travail des mémoires. Dans les contextes post-conflit, le but ultime est peut-être d’honorer les morts, tout en faisant une place aux vivants. La tâche est extrêmement exigeante – mais aussi passionnante. 

Un programme interdisciplinaire

 

Le programme du Certificate in Memory Studies est destiné à toute personne ayant un diplôme dans le domaine des sciences humaines ou ayant une expérience directement liée aux questions mémorielles (militants, ONG, artistes, musées, institutions mémorielles, domaine des droits humains ou du peacebuilding…). L’idée est donc d’être aussi inclusifs que possible.

 

L’ensemble du Certificate se compose des cinq cours suivants : 

Politics of Memory : je suis titulaire de ce cours. Il me passionne.Sociology of Memory : la titulaire de ce cours est Sandra Rios, docteure en sociologie titulaire. Son expérience est impressionnante que ce soit sur le terrain, en Colombie, ou dans le domaine de la recherche.Ethics of Memory : le titulaire du cours est Stipe Odak, docteur en sciences humaines qui vient de Bosnie-Herzégovine. Il a, lui aussi, une très grande connaissance du terrain, les Balkans cette fois. Psychology of Memory : deux titulaires, Aline Cordonnier et Pierre Bouchat, tous deux docteurs en psychologie. Leur objectif est d’allier les approches de psychologie cognitive et sociale. Interdisciplinarity of Memory : l’ensemble de l’équipe se retrouve ici pour favoriser un accompagnement individualisé de chaque participant au Certificat. Ce cours est l’occasion de multiplier les rencontres avec des experts venus d’autres horizons (meetings online et en présentiel pour les participants  qui  ne  sont  pas  trop  éloignés  géographiquement) et d’encadrer les participants dans leur écriture du travail de fin d’année.