#365 - janvier/fevrier 2023

Cause toujours !

Que devient la démocratie quand le droit ne produit pas d’effet, autrement dit quand le pouvoir exécutif se fiche des pouvoirs législatif et judiciaire? Car c’est bien de cela qu’il s’agit: malgré plus de 7.000 condamnations de Fedasil pour défaut d’accueil, rien ne s’améliore pour les demandeurs d’asile.


Pour paraphraser ce que dit David Van Reybrouck1 au sujet de notre relation à la démocratie et à la vie politique, nous sommes passés d’une époque “d’apathie et de confiance” (le monde de 1960), à une époque “d’enthousiasme et de méfiance”. Ne peut-on en dire autant de notre relation au droit et au recours à la loi? En matière de droit des étrangers, comment réagir autrement face à la non volonté de Fedasil (l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile) de respecter son mandat puis, dans un second temps, face à son refus d’exécuter les décisions de justice la condamnant?

 

La loi est bonne, mais pas appliquée

 

Ceux qui connaissent le mieux les lois sur le droit des étrangers aujourd’hui sont soit les juristes spécialisés et les avocats, soit les étrangers. Mais ici, savoir n’est plus synonyme de pouvoir. Les demandeurs d’asile sont enthousiastes et à la fois méfiants. Enthousiastes à l’égard d’une loi qui les protège et leur assure une vie digne, le temps d’une procédure parfois longue. Méfiants vis-à-vis des modalités de l’application de cette loi. L’actualité nous montre qu’ils ont aujourd’hui, de manière aiguë, besoin des avocats et des associations pour défendre leurs droits.

 

La législation belge en matière de protection internationale est certes évolutive selon les tendances politiques, mais ce n’est pas sa complexité qui la rend inefficace. Elle est claire et limpide. Le terme “réfugié” s’applique à toute personne qui craint avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays2.


Chaque étranger, en situation de fuite de son pays, est potentiellement un réfugié. Il a le droit de demander l’asile, ainsi que, le temps d’effectuer sa procédure auprès des instances d’asile belges, le droit à une aide sociale (sous la forme d’un hébergement), juridique et médicale.

 

La loi : ineffective par choix politique

 

Depuis octobre 2021, les associations tirent le signal d’alarme. Des demandeurs d’asile restent à la rue sans possibilité d’hébergement. Le dédain du gouvernement vis-à-vis de son obligation légale première s’aggrave d’un sentiment d’impunité vis-à-vis des condamnations judiciaires. Il parle de “crise de l’accueil” comme s’il n’était pas en faute, comme s’il s’agissait de la faute des migrants trop nombreux…

 

La loi : transgressée et niée par déresponsabilisation

 

En effet, depuis janvier 20223, il est reconnu judiciairement que l’État belge ne respecte plus sa propre législation. Or, il s’agit d’un choix politique réel, inversement mis en lumière par le mouvement massif d’organisation d’infrastructures diverses mis en place pour l’accueil des migrants ukrainiens.

 

Poussant au bout ce choix politique de ne pas appliquer la loi sur l’accueil de demandeurs d’asile, il n’apparaît pas scandaleux au gouvernement que son administration (Fedasil) ne paye pas les astreintes auxquelles elle est condamnée par les juridictions belges. Il fait le choix de se mettre hors la loi, reléguant le droit et son principe contraignant à la futilité d’un bibelot posé sur une étagère, à utiliser ou pas en fonction des objectifs peu reluisants de conquêtes électorales. Par peur de perdre la légitimité de son action à travers une baisse de représentativité électorale, il n’agit pas, et se met même hors cadre. S’accrocher aux branches de l’arbre démocratique en faisant peser cette peur de tout son poids sur les mécanismes d’action revient à dire: “Le plus important, les amis, c’est que je reste au pouvoir ; le plus important, les amis, c’est que le gouvernement reste gouvernement”. Il est dans le paradoxe dénoncé par Van Reybrouck de la crise démocratique simultanée de légitimité et d’efficacité4. Il s’empêche d’agir par peur de perdre une légitimité déjà en crise.

 

Pour la Ligue des Droits Humains, il ne s’agit donc pas d’une crise de l’accueil, mais d’un choix politique, lié à une crise démocratique pour le dire selon les mots de Van Reybrouck, ou lié à une pratique d’un Etat en dérive de populisme, qui place les demandeurs d’asile, selon les mots de Béatrice Delvaux dans son éditorial du Soir du 23 décembre 2022, en situation de “boucs émissaires des populistes”.

 

Garder la confiance en la démocratie garante du droit

 

Mais comment obtenir une protection en Belgique si même le droit à vivre dignement pendant la procédure d’asile n’est pas respecté par l’Etat belge? Comment garder la confiance en cet Etat qui se comporte de manière telle que la Cour européenne des droits de l’Homme est obligée d’intervenir en lui donnant des injonctions?

 

Ces réfugiés qui arrivent en Belgique, amputés d’une partie de leur vie, devraient être sous protection de la loi. Ils arrivent en Belgique avec leur foi dans le bon fonctionnement de nos institutions, de nos valeurs démocratiques, et du droit à l’accueil présent dans la directive Accueil. Ils ravivent l’esprit de nos lois.

 

L’esprit des lois

 

En effet, les lois existent et sont sous-tendues par des valeurs. N’oublions pas que la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés est née, après la Seconde Guerre mondiale, du constat qu’on ne voulait “Plus jamais ça!”: ce constat que la guerre avait jeté des centaines de milliers de réfugiés sur les routes sans qu’aucun Etat ne leur assure une protection.


Ces lois existent-elles encore? Ou ne reste-il que leur esprit flottant dans les couloirs du “Palais des droits”, ce squatt de fortune investi par 700 demandeurs et demandeuses d’asile laissées à la rue. Logiquement, légalement, l’Etat belge est contraint par une obligation de résultat. C’est pourquoi ces personnes gardent confiance. Elles sont dans le froid, la faim, et la maladie, confiantes dans la puissance d’une loi qui peut sauver leur vie, à condition d’être appliquée. Aristotéliciennes malgré elles, ces personnes gardent en elles la foi dans une logique qui, pour l’instant, n’existe qu’en puissance et non en acte.

 

Au Palais des droits

 

L’esprit des lois est rappelé ici, au “Palais des droits”. Il s’applique ici, pour de vrai. Sans gouvernement. Avec l’aide des militants, des citoyens, des associations, et surtout des avocates et avocats qui se sont astreints au travail bénévole organisé. Pour tenir ce squatt en état d’accueillir sans aide du gouvernement et dans des conditions humaines et matérielles désastreuses 700 personnes de cultures différentes. Ils font vivre en pleine actualité5 les principes de solidarité, de fraternité, et de dignité que notre législation sur l’accueil des demandeurs d’asile visait à mettre en œuvre.

 

Mais cet esprit de la loi n’est aujourd’hui plus qu’un parfum, un vœu, un “à tes souhaits!” à celles et ceux qui éternuent de froid dans le squatt à Schaerbeek. Les avocats n’osent plus rien promettre. Pour marquer leur indignation, ils ont célébré en grande pompe la “mort symbolique de l’Etat de droit »6 sous les fenêtres du ministre de la Justice, puis les “misères de l’hiver”7. La Ligue des Droits Humains continue à les soutenir dans leur action.