#378 - septembre/octobre 2025

Les clés sont ailleurs que là où nous les cherchons [2/3]

Nous poursuivons notre série en 3 parties sur la façon dont des professionnels, en dialogue avec des MENA (mineurs d’âge non accompagnés) du Centre d’accueil Les Hirondelles à Assesse adaptent leurs pratiques au fur et à mesure de leurs observations et de leurs échanges avec ces jeunes. L’apprentissage d’un quotidien, qui convoque le respect réciproque, l’écoute égalitaire, la recherche de clés pour se comprendre.

 

De prime abord, il fait l’unanimité. Il est éduqué, ouvert, convivial, intéressé par tout ce qui l’entoure. Son option pour la conformité va pourtant rapidement se fissurer sous la pression des malentendus et des déconvenues. Il fait du tapage quand on ferme la cuisine ou le WIFI, il écoute calmement les explications en aparté mais s’énerve aussitôt ostensiblement en présence de tiers, il considère qu’une demande courtoise débouche forcément sur une issue positive et se montre de plus en plus intolérant à la frustration. Sa probité n’est pas en cause : il fait amende honorable de ses excès et de ses erreurs – jusqu’à ce que des trahisons affectives achèvent de lui briser le cœur. Il devient versatile, amer, ironique, avant de plonger dans une profonde dépression. Malgré un suivi psychologique régulier, son humeur se dégrade, des céphalées douloureuses lui rendent le quotidien insupportable. Quand arrive la décision de refus de sa demande de protection, il pète les plombs face à ce qu’il vit comme une ultime trahison. Il est inconsolable, en colère, éperdu de désespoir. De plus en plus agressif et menaçant, il s’en prend au matériel, porte par porte, chambranle par chambranle, mur par mur, entrant dans un clivage délirant qui nous contraint à l’exclure. Il n’accepte pas son transfert. Ce soir-là, il revient au Centre pour une confrontation.

 

Nous avons retrouvé la clé ! C’est en quelque sorte une façon respectueuse de raconter l’autre, une façon qui lui permet de se raconter, jusqu’au moment où il se mette à son tour à nous raconter. La boucle est ainsi bouclée et nous comprenons mieux à quel endroit nous pouvons être utiles.

 

Certes, les jeunes ont besoin de décodage et de ré-éducation car le trauma est passé par là. Nombreux sont ceux qui ont été mis à mal et certains ont basculé en survie : ça fait des dégâts. Mais ils ont été éduqués bien avant que nous ne soyons à notre tour conviés à l’exercice. Leur hypocrisie rituelle en témoigne.

 

Entre déni et confrontation

 

Un groupe visionne une vidéo en ligne : des musiciens animent l’assemblée lors d’une fête dans un village afghan. Devant eux, une ligne de jeunes adolescents précède une rangée d’adultes, dont certains ont l’air ivres: ils dansent bizarrement et rient bruyamment. D’autres adultes, assis tout autour, semblent trouver ça amusant et en rient ouvertement. Les ados écoutent au contraire attentivement la musique sans regarder le spectacle qui se déroule derrière eux : leur pudeur indique où se trouve la frontière entre les générations.

 

Deux frères, notoirement fumeurs, s’adressent tour à tour à leur éducateur sur le mode de la confidence: “S’il-vous-plaît, ne dites pas à mon frère que je fume !”

 

Le petit frère souhaite se rendre avec le groupe au festival Esperanzah. Le grand frère s’y oppose alors qu’il connaît le contexte de la fête et que les adultes s’en portent garants. Il n’est pas prêt à exposer son frère aux regards ni aux commentaires qui pourraient le mettre à mal.

 

Les jeunes “attendent” de leurs aînés qu’ils empêchent la transgression des cercles générationnels. Quand nous nous comportons différemment de ce qui est attendu, un déni très particulier vient faire écran à la relation pour tenter de préserver ce qui peut l’être : l’imprévu menaçant est ignoré. Tout le monde fait “comme si de rien n’était”. Mais si ce signal n’est pas entendu, le déni protecteur risque de se transformer en confrontation : le groupe attaque le comportement qui n’est pas conforme à sa représentation de l’autorité.

 

Dans notre contexte, cette ambivalence entre prévu et imprévu, entre déni et confrontation, entre personne et fonction, est sans doute inévitable. Il s’agit de (re)prendre le temps d’accueillir tout ça en tant que personne et, simultanément, de prendre la précaution de rester dans le cadre de la fonction. L’exercice est périlleux, mais incontournable.

 

Si nous ne supportons pas l’expression de la douleur en tant que personne (réflexe du Dafalgan1, des anti-inflammatoires, etc.), nous ne sommes pas en mesure d’incarner le cadre en tant que fonction. Si, en tant que fonction, nous ne tenons pas compte de la morsure de la honte, nous ne pouvons pas l’empêcher en tant que personne.

 

Alors ils chantent et nous donnent le change

 

Ses secrets partout qu’il expose
Ce sont des oiseaux déguisés
Son regard embellit les choses
Et les gens prennent pour des roses
La douleur dont il est brisé.2

 

Avec la musique, la poésie ou le sourire, la souffrance prend des formes inattendues. Elle est sublimée, puis, tout à coup, elle surgit là où on ne l’attend pas : mutilations, colères, décrochages, fugues… interrompent la narration alors que tout semblait aller de soi. Nous n’avons pas compris.

 

Le récit se cache parfois là où nous n’avons perçu qu’absence, compulsion, isolement, addiction, dépression,… De quoi inquiéter et maudire notre impuissance. Jusqu’à ce que la narration réclame ses droits d’auteur. Quand l’imprévu surgit, tente-t-on de le ramener de force dans le prévu, ou prend-on le risque d’attendre et de suivre sa piste incertaine ? Quand l’art de se protéger s’exprime en creux et en décalage, prend-on le temps de le laisser nous révéler ce qui doit l’être ?

 

Famélique et au bord de l’inanition, il finit par se laisser approcher après un saut en parachute improvisé – métaphorique s’il en est du lâcher prise nécessaire à la prochaine narration.

 

C’est l’histoire de la clé…

 

C’est l’histoire de comment ils traversent.
C’est l’histoire des sols où ils se sont assis…
Des poèmes, des sensations.
Parfois, c’est ce qu’on a vu de plus beau !

 

C’est témoigner d’exploits et de terreurs.
C’est parfois côtoyer l’humiliation extrême.
C’est accepter que ceux qui ont encore de l’espoir
se taisent. Que ceux qui parlent sont déjà morts de l’intérieur.

 

Le temps de la réciprocité

 

C’est une chance pour moi de te trouver sur ma route, mais c’est aussi une chance pour toi que je passe par là.

 

Cette phrase, adressée par un jeune Erythréen en transit à son hébergeuse de fortune, énonce une fonction essentielle de la narration. En convoquant la réciprocité de la rencontre, elle révèle la genèse de tout voyage et l’histoire de l’exil. Habitée par les absents, la relation exige alors une écoute égalitaire et une suspension du temps. N’est-ce pas là la démarche emblématique du Petit Prince, inspirée par le mode de vie, la pensée et la culture des Maures ? Dans ses expéditions au Sahara, Antoine de Saint-Exupéry a côtoyé le nomadisme, en particulier sa poésie qui manifeste le lien entre l’homme, sa langue et sa culture.

 

“S’il y a un endroit au monde où le conte populaire s’est développé à travers le temps, c’est bien au Sahara. Les contes se caractérisent par la richesse des récits et de l’imaginaire. Ils frôlent parfois l’irréel avec des histoires paranormales où les anges côtoient le diable et où le bien combat le mal. Il arrive que le maître mot du conte s’inspire de l’environnement animalier pour choisir ses héros (serpent, loup, gazelle,…), mais aussi que les héros soient complètement imaginaires, inspirés de la vie dans le désert. Cela ne va pas sans rappeler les personnages du Petit Prince.” 3 Outre l’exigence d’humilité, Saint-Exupéry y apprendra le silence, celui qui règne entre les escales, celui de l’attente d’un avion en retard, mais aussi celui de la solitude du responsable.

 

J’habite une blessure sacrée
J’habite des ancêtres imaginaires
J’habite un vouloir obscur
J’habite un long silence
J’habite une soif irrémédiable
J’habite un voyage de mille ans…4

 

Les souffrances sont universelles, mais celles sur lesquelles nous “choisissons” de travailler sont culturelles. Nos représentations de la relation d’aide ont dès lors beaucoup à voir avec la dimension narrative. Il en va de même pour la chorégraphie du soin et pour sa mise en scène.

 

Une chaise relaxante convient par exemple fort peu à quelqu’un qui ne se sent à l’aise que lorsqu’il est assis sur le sol. Ainsi, fuyant le siège, le bédouin exprime-t-il respectueusement son assise en refusant la “charité” du sédentaire et son écoute condescendante. Il n’acceptera que le partage. Ce faisant, il oppose au questionnement du soignant sur la genèse de sa souffrance, la nécessité d’un hommage aux absents : ceux qui lui ont appris à s’asseoir. Il ne s’agit nullement d’un récit folklorique, mais bien d’un savoir et d’un devoir. Il est en quelque sorte mandaté pour assurer la continuité d’un récit  il a été “choisi”.

 

Vous vous adressez à moi en tant qu’individu, mais moi, assis là, je parle au nom des vivants et des morts.

 

Cela suppose des précautions réciproques à l’égard de l’imaginaire de l’autre : “Profites-en pour aiguiser tes réflexions, tes projets, tes relations. Mais enterre tes colères et tes impatiences. Le temps a toujours raison.” Un jeune d’ascendance partiellement hazara du côté de sa mère, assigné par de mystérieuses bribes de récits à de potentielles lointaines origines mongoles, nous présente son ami du monde invisible, un certain Mohamed Issa5. Ce faisant, il convoque dans une même présence bienveillante la figure du prophète, la médiation d’Issa (alias Jésus), et l’évocation de l’histoire du peuple hazara, engloutie dans la nuit des temps. Une sorte de pont entre le présent et les origines éparses, entre les absents et la présence de l’autre en soi. La révélation du monde invisible n’est-elle pas ici aussi une mise en récit ?

 

Pendant que nous gérons des flux et planifions des trajectoires, selon les injonctions précises et non négociables d’un programme centralisé nommé Match’It, la plupart des jeunes Afghans que nous côtoyons ignorent jusqu’à leur date de naissance. “Chez nous, on ne compte pas le temps.” La lenteur des procédures, la douleur des séparations, le manque de perspectives convoquent un temps long, alors que les rendez-vous du quotidien, les activités planifiées, les décisions de transfert imposent une impérieuse urgence. Le temps linéaire, en imposant ses limites au détriment de la qualité de l’instant, fait mal à l’exilé en quête de bienvenue.


Le temps marche sur nous, il nous écrase

 

L’école, temple du temps, devient un fil conducteur pour celui qui parvient à en prendre le rythme. Pour tous les autres, elle s’apparente à une humiliation programmée : “Quoi que je fasse, je suis en retard par définition.” Alors il cherche à défier ce temps qui se dérobe. Par l’agitation nocturne, par l’amour de la patrie, par la prière, par la mutilation, par la générosité, par la narration héroïque,… On se raconte des histoires – que de l’intemporel !

 

Les jeunes interrogent ces assistants et ces soignants qui prétendent les écouter à heure fixe et à durée déterminée. Ils tentent de les ramener dans l’immédiat. Eux qui revendiquent de subir la tyrannie du temps pour “gagner” leur vie, sont-ils encore capables d’en donner, de l’habiter, de le mettre au service de l’essentiel ?

 

La narration interroge le temps comme objet, celui qu’on donne, qu’on demande, qu’on reçoit, celui qu’on prend ou pas, selon qu’on le mesure ou qu’on le compte. La narration le décale, le convoque comme un espace accueillant la qualité de l’instant. Le temps est alors habité par l’attention qu’on lui porte. Les jeunes veulent connaître nos intentions: sommes-nous vraiment dans la réciprocité ?

 

Alors parfois, le temps qu’on choisit d’habiter un instant se transforme en temps d’être : il rencontre le Grand Temps, celui des absents, vivants et morts, qui réclament leur part dans le festin narratif.

 

Le signe doit être pensé – ou repensé – pour être mieux déçu 6

 

Il passe pour arrogant quand il ne regarde pas l’assistant qui traite son dossier, ne répond pas aux questions du serveur préparant sa pizza, surjoue une sorte de fierté de soi face à un propriétaire potentiel. À notre interpellation, il baisse les yeux et se tait. Il finit par nous faire comprendre que c’est la mise en scène de son impuissance qui l’humilie : il craint tellement d’être rabaissé s’il répond de travers et de se noyer dans le flux de paroles de ceux qui dominent la situation. Désarroi-mode d’emploi: “Lève la tête !” C’est préventif !

 

Une collègue éteint la télé du réfectoire pour pouvoir manger “tranquillement”. Un jeune intervient en gardien du territoire: “Va manger dans ta chambre !” En traduction simultanée, dans son registre, ça a la même signification que “Va manger dans ton bureau !” – qui est sans doute le meilleur endroit pour avoir la paix. Mais le propos, perçu comme insultant, exige réparation.

 

A contrario, l’adolescent modèle inquiète quand il fait tout bien. Est-il en train d’anticiper le prochain rejet, de s’imposer comme incontournable, de promériter des privilèges ? Il risque d’en faire trop et il risque d’être surinvesti. Or, il a besoin d’un temps long pour se sécuriser, lâcher prise, se montrer tel qu’il est. Quand les conditions seront réunies, il est possible que, sans raison apparente, son état psychologique ou son comportement se dégrade : l’épisode gagne alors à être identifié comme un progrès.

 

Le sourire est un connecteur social qui, en soi, ne veut rien dire de l’état d’esprit de la personne, si ce n’est son intention de demeurer au contact. Au même titre que l’expression tonitruante de la colère ne dit rien de sa légitimité ni de sa dangerosité, si ce n’est l’intensité de la peur qui la motive.

 

Quand nous corrigeons les jeunes devant le groupe (“ça ne se dit pas” ; “on dit autrement”…), nous émettons les signaux d’un territoire dominant et humiliant. Soit le jeune accepte d’être corrigé, et donc humilié, soit il fuit le contact et met de la distance. Voilà bien un résultat qui mérite réflexion.

[1] Par exemple, si nous répondons systématiquement aux plaintes somatiques par le réflexe du Dafalgan, c’est qu’en tant que personne, nous ne supportons pas l’expression de la douleur. Nous ne sommes dès lors pas en mesure d’incarner le cadre en tant que fonction. Si, a contrario, en tant que fonction, nous ne tenons pas compte de la morsure de la honte, c’est que nous ne pouvons pas l’empêcher en tant que personne. Nous ne pouvons dès lors prétendre “faire autorité”.
[2] Louis Aragon, poète, romancier et journaliste, Les oiseaux déguisés (Les Adieux et autres poèmes), 1982.
[3] www.lesamisdantoinedesaintexupery.org/page1/a-la-rencontre-des-nomades/
[4] Aimé Césaire, écrivain et homme politique, Calendrier imaginaire (Moi, laminaire), Seuil, 1982.
[5] Issa est le nom islamique de Jésus.
[6] Roland Barthes, philosophe et critique littéraire, La leçon, Le Seuil, 1997.

Récit-miroir : La loyauté trahie

 

Il n’est pas loin de 19h quand Hadji me prévient par téléphone de la présence à la gare de M., transféré le matin même, manifestement déterminé à braver nos refus et fermes explications intérieures sur son départ non négociable. Comme par hasard, quand le téléphone sonne, les jeunes du Centre viennent tout juste de m’inviter à prendre le thé dans la grande chambre de l’étage.


Je comprends alors qu’ils sont au courant de cette arrivée imminente et qu’ils m’ont exfiltrée du bureau pour m’installer dans leur cercle protecteur. L’un d’entre eux est en position d’observation depuis le haut du lit superposé. Je suis assise au sol parmi une dizaine de candidats au thé, préparé par le surnommé “chef de district”.

 

Et en effet, quelques minutes plus tard, entre et nous salue un jeune homme bien décidé à demander des comptes. Le tour de salutations terminé, il s’assied à côté de moi dans le cercle et se laisse servir le thé. Il entame alors : “Madame, pourquoi tu dis que je ne peux pas venir ici ?” Je lui demande s’il veut vraiment que je parle devant tout le monde. Il marmonne un “Laisse tomber Madame !”. C’est à ce moment que nous rejoint Hadji.

 

Une fois le thé servi, le “chef de district” prend ses responsabilités : “Et maintenant Madame, M. va prendre le thé avec nous et ensuite il va s’en aller.” S’ensuit une dégustation lente, silencieuse, méthodique, tandis que le corps de M. est littéralement en train de vibrer.

 

Hadji se lève, remercie l’assemblée pour le partage du thé et informe M. qu’il va l’attendre dans la voiture.

 

Celui-ci se met alors à chanter, doucement, une complainte à structure répétitive. Je comprends qu’il est en train de nous dire au revoir. Le groupe l’écoute en silence. Du haut de son perchoir, le regard de mon observateur m’interroge: “Et maintenant ?”

 

Je m’entends chanter en retour, dans le même écrin de silence qui m’impressionne, les quatre strophes d’affilée du Plat Pays. Je salue et remercie l’assemblée pour le partage du thé. M. m’aide à me lever et je sors.

 

En bas, la voiture est prête. Hadji y fait résonner la récitation coranique. M. met environ 20 minutes pour quitter la maison et s’asseoir dans le véhicule. Nous le saluons et saluons sa sortie honorable. Le cœur serré.

(Re)lisez la première partie de cette série en 3 volets

“Ils ne souffrent pas comme prévu”, consacrée à des récits de MENA. Comment lire entre les lignes, comment décoder les énigmes et les indices déposés dans les marges du quotidien ?

 

Le dernier volet

“On invente qu’ils nous comprennent” paraitra dans Imag n° 379, en décembre 2025.