#335 - mars/avril 2017

Pratiquer la culture en classe

Plus facile à dire qu’à faire

En 2000, la Commission communautaire française (Cocof) décidait de lancer « La culture a de la classe », un dispositif de partenariat dont le principe consiste à soutenir des enseignants désireux de stimuler la participation culturelle de leurs élèves en invitant un professionnel culturel ou un artiste en classe. Outre les objectifs d’accès à la culture, il s’agit de «mettre la classe en projet», c’est-à-dire de mobiliser les élèves autour d’un but concret sur lequel ils vont travailler et concentrer leurs efforts, ressources et réflexions. Chaque année, cela représente plus de 80 projets soutenus financièrement et impliquant en moyenne 4 500 élèves bruxellois.

 

Le premier constat que l’on peut en dresser, c’est le foisonnement et la variété des projets touchant à la culture sous ses diverses formes d’expression. On peut ainsi rencontrer l’ensemble des disciplines artistiques qui vont des registres les plus familiers à l’univers scolaire à savoir la littérature, le théâtre et l’écriture aux plus inattendus comme les arts textiles ou le design, sans oublier les nombreuses expériences multidisciplinaires.

 

La culture dans ses dimensions XL

 

Mais à l’école tout comme dans la réalité quotidienne, la culture ne se cantonne pas au monde de l’art, elle concerne tous les champs du savoir humain. Souvent il arrive que des projets abordent des questions sociales ou des enjeux d’actualité. Cela peut se traduire de façon explicite à travers la thématique et la méthodologie choisie comme dans les initiatives de sensibilisation à l’environnement ou à l’utilisation des médias. La dimension citoyenne peut aussi se manifester sur un mode plus implicite ou subtil : ainsi, les discussions entre enfants et adultes à propos d’une œuvre vue ensemble peuvent soulever des réflexions sur la place de l’art et de sa valeur dans la société. Les aspects pratiques du déroulement d’une animation sont aussi des occasions intéressantes de se pencher sur le vivre ensemble ou plus précisément le « faire ensemble » : lors des ateliers pratiques, la répartition des tâches et des groupes d’élèves peut renvoyer à des questions de cohésion au sein de la classe, de coopération vis-à-vis de camarades en difficulté ou d’ostracisme de certains élèves, de relations entre filles et garçons, d’intérêt commun, d’autonomie…

 

Depuis quelques années, le programme « la Culture a de la classe » essaye aussi d’intégrer les sciences et les technologies dans la démarche créative, car ceux-ci sollicitent également des habiletés comme l’imagination, la curiosité, l’expérimentation ou encore la résolution de problème. Par exemple, quand ils construisent des cerfs-volants, outre des considérations d’ordre esthétique, les élèves devront s’enquérir de quelques notions d’aérodynamisme et de météorologie pour s’assurer qu’ils volent très haut.

 

De 3 à 20 ans

 

Lorsqu’on se penche sur les publics impliqués par ces projets, on constate l’hétérogénéité des effectifs scolaires concernés. En effet, l’appel à projets s’adresse à tous les niveaux d’enseignement de la maternelle au secondaire1, ce qui permet de toucher les enfants et les jeunes à différentes étapes de leur développement. Dans les faits, un projet sur sept est mené dans des établissements d’enseignement spécialisé – à l’attention d’enfants et d’adolescents porteurs d’un handicap. Il faut aussi évoquer les projets inter-écoles qui associent plusieurs partenaires scolaires autour d’une même initiative : l’objectif visé est de pousser à la rencontre entre élèves et enseignants d’écoles bruxelloises aux profils variés tout au long d’un processus de création collective. Si chaque année, on assiste à quelques expériences remarquables en termes d’échanges et de collaborations entre jeunes d’écoles différentes, il faut reconnaître qu’encore souvent les projets inter-écoles ne rencontrent pas tout à fait leurs objectifs. Les temps de rencontre entre élèves manquent de préparation et de profondeur, cet exercice exige forcément plus d’organisation et de méthodologie que dans un projet où élèves et enseignants se connaissent déjà.

 

Toute pratique vivante de la culture convoque immanquablement les enjeux de l’identité et de l’altérité, sur ce qui est ressenti comme proche ou distant à soi. Cela est d’autant plus vrai lors des processus de création collective comme c’est le cas dans les projets en milieu scolaire. Comment un groupe-classe parvient-il à une expérience authentique commune tout en préservant l’expression individuelle ? Surtout quand le mode d’expression ne se présente pas sous forme « verbalisée », car variés sont les langages sollicités : gestes et mouvements dansés, productions d’images, de sons, sculptures,… Le fait d’utiliser des techniques et des jeux d’expression plutôt inhabituels à l’école peut susciter l’enthousiasme des troupes et favoriser les interactions et la coopération au sein du groupe dans un esprit de partage. Et certainement quand il y a à l’horizon une finalité concrète comme la réalisation d’un spectacle, d’un film ou d’une exposition.

 

Mais cela ne va pas toujours de soi, plus particulièrement chez les adolescents qui vivent une phase plus critique dans leur développement personnel. La spontanéité créatrice peut être freinée par la peur des moqueries et du regard de l’autre. « Est-ce que j’ose me dévoiler vis-à-vis de mes camarades de classe ? » Et qui dit « regard », pense à « jugement ». Or, l’éducation artistique et culturelle implique la construction du jugement esthétique et du questionnement critique : apprendre à regarder un objet ou une production culturelle, à formuler une critique constructive sans heurter la sensibilité ou démolir la contribution d’un autre. Cela nécessite la mise en place d’un « espace » propice à la création où l’écoute et la bienveillance des uns vis-à-vis des autres (jeunes et adultes) sont collectivement adoptées. Les adultes encadrants veillent à clarifier des règles de savoir-vivre pour renforcer la cohésion de groupe (ce qui est bien plus facile à dire qu’à faire). Mais il s’agit aussi pour les adultes de porter une attention particulière aux propositions des élèves : ménager tout au long du processus des temps d’échanges, de réflexion et de récapitulation avec les enfants et les jeunes sur « ce qu’on est en train de faire » et « pourquoi on le fait ». La parole reste le medium principal mais les détours par l’écrit et le dessin sont fréquents et le carnet de bord est un outil intéressant dans cette optique. Malheureusement par manque de temps, ces moments précieux d’interrogations et de feed-back avec les élèves sont parfois négligés en cours de projet pour n’arriver qu’en fin de parcours au moment des bilans.

 

Audace et petits bonheurs

 

Pour les enseignants, la mise en œuvre d’un projet culturel et l’invitation d’un intervenant extérieur dans la classe implique de sortir de leur zone de confort. La démarche créative vient bousculer certaines habitudes et fonctionnements propres à l’institution scolaire. Elle remet aussi en question les modes d’interaction entre enfants et adultes. Il s’agit de travailler différemment ensemble tout en permettant d’explorer sa singularité. Car sans participation effective et authentique des élèves, il n’y aura pas de création. Il arrive souvent que l’enseignant se retrouve lui-même en position d’apprenant : il découvre un langage artistique ou une approche qui lui est peu connue ; mais surtout il découvre ses élèves sous un autre jour, dans une relation « détachée » du quotidien de la classe.

 

La confrontation des imaginaires est un exercice stimulant et riche en enseignements pour toute personne (enfant ou adulte) qui s’y plonge avec curiosité, ouverture et bienveillance. Mais cela peut aussi s’avérer une épreuve périlleuse car elle touche aux valeurs et aux vulnérabilités propres à chacun. Cela demande d’apprendre à se distancier de ses représentations pour « éviter les amertumes et les blessures narcissiques » et plutôt « apprécier les petits bonheurs » que ce genre de projet peut apporter dans la vie de la classe2.

[1] Par le passé, quelques expériences ont pu être réalisées avec les étudiants des Hautes Ecoles (futurs enseignants et travailleurs sociaux).

 

[2] Zakhartchouk Jean-Michel, Transmettre vraiment une culture à tous les élèves. Réflexion et exemples de pratiques, Amiens, CRDP Scerén, 2006.