
#378 - septembre/octobre 2025
Je peux pas, j’ai piscine
Emancipation, liberté, (non-)mixité
#378 - septembre/octobre 2025
Plongeon dans des récits de vie
De l’aquagym à la nage libre en passant par l’aquaboxe, des rencontres mènent à des portraits de femmes. Elles nagent durant des horaires exclusivement, ou non, féminins. Leur parcours, leurs maux et leurs mots sont ici rassemblés. Neuf récits de vie, anonymisés selon les désirs de chacune, illustrent la pluralité des profils de nageuses bruxelloises.
Antoinette, 25 ans : entre nage et timing
Antoinette, jeune travailleuse qui nage régulièrement et que notre sujet d’étude sur la place des femmes à la piscine intéresse, prend la parole facilement.
J’adore nager, j’y vais pour faire 40 longueurs, j’essaie de nager de plus en plus vite ! Je n’ai aucune idée de si je suis bonne ou pas. Je nage parce qu’il faut faire du sport, mais aussi parce que ce sport me vide l’esprit. Je me sens mieux mentalement quand je fais du sport. Quand je sors de la piscine, je suis crevée mais je me sens bien. Je suis lavée de tous mes tracas ! Ce qui m’ennuie à la piscine, ce sont les hommes qui n’admettent pas que tu nages plus vite qu’eux et ne te laissent pas passer à la fin du couloir.
A chaque fois qu’on ne me laisse pas passer, c’est un homme. Je sais qu’il existe un créneau horaire exclusivement féminin à Schaerbeek. J’adorerais, mais je devrais payer plus, et c’est loin. S’il c’était plus proche de chez moi, j’essaierais. J’ai aussi été au Basic Fit avec que des femmes, et c’était mieux. Je ressens une différence dans la pratique du sport en mixité et en non mixité, et globalement n’importe où, comme en soirée quand on porte aussi une tenue plus vulnérable. J’ai commencé à nager à l’école, en deuxième. On était avec les mecs, et c’était horrible. Une fois j’ai entendu un commentaire du type à côté de moi en classe qui disait à son pote : « Ah ! elle est un peu grosse mais quand même bonne ». Je suis super à l’aise dans mon corps. C’est à l’université que j’ai commencé à nager. Je nageais avec ma cousine à Virton. C’était nos pauses blocus. Après, j’ai repris, près de chez moi, en horaire non mixte, souvent tard le soir, ou tôt le matin. Il faudrait plus de piscines à Bruxelles !
Nager qu’entre femmes ça ne me ferait pas chier : des fois tu te retrouves coincée douze quinze longueurs derrière quelqu’un, tu ne peux pas faire ton sport quoi ! Une meuf lente, au bout du couloir, elle te laisse passer ! Une fois une meuf qui nageait plus lentement que moi au bout du couloir m’a dit : vas-y, c’est bon, tu nages plus vite ! Un couloir pour meufs, ça dépend de la longueur du couloir, parce que, matériellement c’est pas ouf comme place qu’on a. Je crois que c’est une question d’éducation, de bon sens, quelqu’un qui va plus vite que toi, tu le laisses passer. Ce n’est pas possible que tout le monde nage à la même vitesse, donc, même sans règles explicites, faut avoir un peu de bon sens…
Antoinette nage en horaire mixte par défaut : les horaires exclusivement féminins ne sont pas adaptés à son rythme de vie, même si elle confie que nager en mixité la rend « misandre ». Face à ces questions d’appropriation de l’espace public, elle propose des piscines queer.
Lina, 50 ans : la santé par l’aquagym
Lina souffre de douleurs à l’épaule. Prendre soin de cette épaule, c’est ce qui la motive à venir nager tard le soir à la piscine d’Ixelles.
Je m’appelle Lina, j’ai 50 ans et 4 enfants. Je suis mariée depuis 1996. J’ai toujours aimé le sport. Je n’ai pas de sœur, juste trois frères. Durant notre enfance à Tanger, j’ai joué avec eux au foot, dans la mer… J’ai nagé toute mon enfance, tous les jours de l’été, dans la mer ou l’océan. A tel point que j’ai ma dose. Aujourd’hui, je dis à mes enfants : « Allez seuls, vous êtes grands ! ». Je suis arrivée en Belgique à 21 ans. J’ai d’abord découvert la piscine de Woluwe. J’y allais de temps en temps avec mes belles-sœurs, parfois avec mon mari, et plus tard avec les enfants. On allait se détendre. Aujourd’hui, je ne nage qu’à Ixelles. Parce que j’aime bien être accompagnée. J’ai essayé plusieurs piscines, notamment Calypso, où le toit s’ouvre en été. C’est agréable. Mais je n’y suis pas retournée parce que je n’ai trouvé personne pour venir avec moi. Le soir à Ixelles, c’est bien, mais parfois ce n’est pas facile. En une heure, il faut s’habiller, nager, se laver malgré les embouteillages à la douche, et après se rhabiller !
Je fais de l’aquagym le vendredi soir, et le sport durant 1 h entre femmes, avec la coach de l’asbl Emergence XL. Je fais aussi de la marche. J’aime l’ambiance des horaires pour les femmes. On est à l’aise, entre copines, on rigole et on fait notre sport. Avant les travaux de rénovation, il y avait une séance d’aquagym le matin. C’était mixte, ça ne me dérangeait pas, c’était il y a 15 ans ! La piscine, ça change. Tout le stress et le négatif partent.
Pour cet entretien, Lina m’a ouvert sa porte. Tout en parlant, elle me montrait en quelques mouvements d’épaules le mal qui la tiraille et que le médecin appelle épaule gelée. Elle nage, en mixité ou non, avec un objectif précis : sa santé. « Je fais mon sport, je marche, je nage, et je ne regarde pas les gens, alors ils ne me regardent pas. C’est comme ça la vie : marche et n’accroche pas le regard des gens ! »
Hajar, 42 ans : nager par habitude
Hajar est une femme aux multiples engagements. Nous nous retrouvons dans une association de quartier de lutte anti gaspillage. Habituée de la piscine d’Ixelles les vendredis et dimanches soir, Hajar promeut notre enquête, interpellant les dames qu’elle croise : « C’est bien ce qu’elle fait. Parlez avec elle ! ».
J’ai appris à nager à l’école primaire ici en Belgique. C’était obligatoire à l’époque. Depuis, je ne me suis jamais arrêtée ; j’ai continué à la plage en burkini, et à la piscine en maillot. Avant de mettre le voile, j’ai beaucoup nagé à Etterbeek et à Woluwe. J’ai fréquenté plusieurs piscines à horaires exclusivement féminins : à la place du Jeu de Balle et à Ixelles. Ces horaires sont organisés depuis 20 ans par l’asbl Femmes en Forme. A l’époque, j’avais pris l’abonnement, ce qui me garantissait l’entrée. Sans abonnement, tu risques d’être recalée quand il y a trop de monde, vu qu’il y a un nombre limité de femmes par soirée.
J’ai dit aux dames de Femmes en Forme que je les avais reconnues. Elles ont ri et m’ont répondu que j’avais bonne mémoire. Elles étaient trois responsables. Aujourd’hui, elles sont deux, la troisième, Loubna, a été tuée dans l’attentat de Maelbeek. C’est triste. J’aime bien leur encadrement : elles permettent un apprentissage à des femmes qui n’en ont pas eu la possibilité jusque-là, cela à un prix raisonnable.
J’ai aussi fréquenté Samarcande, asbl de plongée sous-marine qui privatisait les piscines d’Anderlecht et de Schaerbeek. C’était il y a longtemps, ma fille ! Je n’ai pas pu suivre à cause d’un problème aux oreilles causé par la pression de l’eau. Mes enfants ont appris aussi, et quand on va en vacances, on fait de la plongée sous-marine. J’aime beaucoup nager, c’est un sport complet. Ça fait oublier plein de choses, tu es loin ! Je préfère nager en mer, avec les vagues. La mer, elle pousse, elle tire ; la piscine, elle stagne.
J’ai un avis sur les horaires pour femmes à Bruxelles : ils tombent trop tard dans la soirée. Ce qui pénalise les mamans. Les femmes ont besoin de se détendre. Mais avec un horaire si tardif, certaines ne peuvent pas être régulières, d’autres stressent avant de venir ou arrivent en courant. Après la piscine, je rentre chez moi à 22 h 30. Ce n’est plus un plaisir. Par rapport aux hommes et aux enfants qui ont accès tous les jours, on devrait donner une heure de plus aux femmes, et cela peut-être même plusieurs fois par semaine. A Ixelles, nous ne sommes jamais plus de 30 dans l’eau, alors qu’il y a une centaine d’abonnées. Plein de choses font qu’elles ne viennent pas : les enfants, des mariages, des décès, … C’est pour ça que ce serait intéressant d’avoir un horaire plus opportun, par exemple en journée ou une journée complète. C’est vrai qu’il n’y a peut-être pas assez de piscines à Bruxelles, mais il y a aussi la volonté de pas vouloir ! On nous reproche d’être « communautaires ». Pourtant, avant la fermeture pour rénovation de la piscine d’Ixelles, personne ne critiquait le créneau réservé aux homosexuels. Personne ne les a accusés de rester « entre eux ». Nous sommes minoritaires en termes de votes. Nous subissons. Mais nous militons aussi. C’est en tapant du poing sur la table qu’on a eu un horaire réservé aux femmes.
Beaucoup de femmes ont demandé à Émergence XL pour avoir un horaire moins tardif. L’asbl a répondu que nous devions nous adresser plus haut, à Nabil [Messaoudi, échevin des Sports à Ixelles]. J’ai appelé Nabil : il a dit qu’il faut attendre, qu’on vient d’avoir l’horaire, le chemin a été long, on verra bien l’année prochaine. Normalement, nous aurions dû être prioritaires et recevoir un créneau deux fois par semaine. Mais l’échevin doit tenir compte de toutes les demandes.
Hajar nageait avant de porter le voile, et continue à nager depuis. Son cheminement spirituel s’est associé à sa passion pour la natation, s’ajustant par des stratégies telle la priorisation de la nage en pleine mer, ou encore les horaires de nage exclusivement féminins à Ixelles.
Christelle, 31 ans : ce sport sans impact
Christelle apprend à nager aux côtés de Hajar, amie ergothérapeute et professeure de natation dans une des asbl bruxelloises donnant des cours aux femmes. Nous nous rencontrons lors d’un cours d’aquabike où elle me confie : « J’ai découvert le plaisir de nager avec Hajar. Avant, je survivais, ce n’était pas ma priorité ».
Je m’appelle Christelle. Je suis née au Rwanda en 1993, quelques mois avant le génocide. Je suis enseignante primaire de formation. Après mon bachelier, j’ai obtenu un master en Sciences de l’éducation, ce qui m’a ouvert pas mal de portes. Depuis six ans, j’enseigne l’éducation à la philosophie et citoyenneté.
Je suis arrivée ici à 4 ans. Quand j’ai commencé la natation en première primaire, j’ai ressenti que je n’étais pas au même niveau que les autres. Les autres enfants avaient un rapport à l’eau que je n’avais pas eu, comme bébé nageur. Au fur et à mesure, l’écart s’est agrandi. Le prof de gym ne prenait pas le temps de nous apprendre à nager de manière individuelle. Ce que je comprends : dans un groupe de 20, on n’a pas le temps. Trouver les ressources pour apprendre seule n’était pas évident. Les cours sont chers, je viens d’une famille à indice socioéconomique faible et qui a dû tout construire en venant ici. Mon frère pratiquait le foot, moi la natation – mais sans en faire ma priorité. J’ai eu cours de natation toute mes études primaires. En secondaire, je ne m’en souviens pas… c’est inquiétant [rire] !
Longtemps, j’ai ressenti une forme d’anxiété, non pas à l’eau, mais à l’idée de ne pas savoir nager. Lors de mon bachelier, entre 22 et 24 ans, j’ai pris des cours à la piscine Longchamps. Le prof m’apprenait les mouvements par la théorie, que je n’arrivais pas à appliquer. Comme je n’évoluais pas, je n’ai pas persévéré. Je me suis orientée vers d’autres sports. Dernièrement, je me suis blessée. J’ai dû choisir un sport sans impact, et j’ai expérimenté le premier cours d’aquagym avec une amie, Hajar. Mais avant Hajar, j’ai rencontré Bilal, jeune racisé comme moi, ex champion de natation de Wallonie. Bilal s’est donné comme défi de m’apprendre à nager en 45 minutes. Et en 45 minutes, je me suis sentie à l’aise pour faire des longueurs avec la planche. C’est à partir de là que j’ai suivi des cours d’aquabike avec Hajar, qui m’a aussi aidée à améliorer ma nage, avant que je ne prenne des cours avec un prof. Je regarde des vidéos sur les mouvements de crawl, de brasse, tout en demandant conseil à Hajar. J’ai aussi testé l’aquagym avec Karim, qui a une énergie folle. Je pensais que l’aquagym était un sport de vieux. En fait, c’est hyper dynamique et drainant. L’abonnement mensuel au Stadium coûte 100 euros, donc je rentabilise !
Au Stadium, il y a des couloirs slow ou fast. Le couloir fast n’est occupé que par des hommes. Avec mes palmes, je peux passer au couloir rapide. Mais les hommes prennent beaucoup de place et font peur avec leurs gestes brusques. J’ai déjà vu une scène de violence verbale entre deux hommes d’un même couloir. L’un d’eux s’est pris un coup dans le visage. Toute la piscine s’est arrêtée. En tant que femme qui fait de la nage intensive, ce n’est pas facile de trouver ma place dans la piscine mixte. Voilà pourquoi c’est chouette de savoir qu’il y a des horaires réservés aux femmes. Pourtant, je ne les fréquente pas à cause des horaires inadaptés. C’est dommage que les heures accordées aux femmes soient trop matinales ou trop tardives.
Je nage deux à trois fois par semaine, et je me sens bien dans mon corps. Je suis déterminée à prendre soin de moi. Ça prend du temps : je rentre chez moi à 21 h, le lendemain je travaille, mais je sais pourquoi je l’ai fait ! Je suis dans une disposition où j’oublie tout. J’ai trouvé ma safe place, là où j’oublie toute la pression de la société. Et ça me fait du bien physiquement et mentalement. Quand je sors de là, je suis prête à affronter le monde. Un jour, une amie qui m’appelait vers 22 h, m’a dit qu’elle sentait mon énergie. J’ai l’impression d’être une nouvelle personne. Dans l’eau, avec mes palmes, rien ne peut m’atteindre ! Je me connecte davantage à moi-même. J’ai aussi découvert la nage sur le dos : tu n’as pas de problèmes de respiration, tu écoutes ton cœur battre, tu t’entends respirer. Sans parler des rencontres que je fais dans l’eau : par exemple, j’ai rencontré une jeune femme qui partait en voyage humanitaire en Ouganda, pays limitrophe du Rwanda.
Christelle nage pour pratiquer son sport, mais aussi pour retrouver la safe place qu’est le bassin chloré. Elle nage, elle se perfectionne, elle incarne l’engouement de qui aime pratiquer un sport et y investit une énergie sans limites. Plus qu’un sport, la nage est un rapport au corps, un rapport à l’eau, et à un état de bien-être que perçoit son entourage.
Awa, 22 ans : le sport comme addiction
Awa est une nageuse assidue qui arpente les longueurs de la piscine de Schaerbeek avec énergie. Sur le bord, elle donne des conseils aux enfants qui essaient de plonger. Elle parle technique, position de mains, respiration, ce qui capte le regard des quelques femmes qui sourient en voyant leur enfant suivre les conseils d’une inconnue improvisée en professeure de plongée le dimanche matin.
Je suis née au Sénégal. A ma naissance, mes parents ont divorcé et mon père a pris ma garde. J’ai passé ma petite enfance en Italie. J’ai appris à nager avec mon père à 4 ans. De l’école maternelle à la deuxième primaire, je nageais. Puis j’ai fait de l’escrime, puis j’ai renagé. Puis j’ai vécu un an au Sénégal, où j’ai fait du taekwondo, un sport de combat. On s’est ensuite installés à Wervik, en Flandre.
Comme nous vivions à deux pas de la piscine, mon frère et moi y allions tout le temps : tous les jours pendant les vacances ; les mercredis après-midi, et les week-ends le reste de l’année. Nous pouvions entrer dès l’ouverture et être les derniers à sortir de l’eau. On s’amusait comme des fous. Je me sentais bien dans mon corps. Je me sentais libre, comme si je volais. J’étais en super forme, avec un corps athlétique.
A l’institut Saint-Luc de Tournai, nous n’avions pas de cours de natation. D’un côté, j’étais déçue, mais de l’autre, ça m’arrangeait de ne pas devoir me montrer en maillot. Après les secondaires, je n’ai pas repris. Je n’aimais pas montrer mon corps, ni sentir le regard des gens sur moi. Depuis que j’ai arrêté la natation, j’ai commencé à avoir du mal avec mon poids.
Une copine m’a signalé les horaires pour femmes à la piscine de Schaerbeek. Après un accident avec une voiture qui m’a renversée, la kiné m’a conseillé la natation. J’y suis allée deux ou trois fois, mais je n’aime pas le fait d’aller seule, donc j’ai arrêté. Pourtant, quand je nage, je me sens bien. Je ne suis pas aussi fluide qu’avant, vu le manque d’entrainement. Entre femmes, je me suis sentie safe. Il y avait une bienveillance. Les horaires pour femmes sont organisés trop tôt le matin ou tard le soir. C’est dommage qu’on ne puisse pas choisir.
Awa nage comme elle boxe : par besoin de ce dynamisme que le sport anime en elle. Mais la nage est une façon pour elle de se sentir en forme.
Heeba, 19 ans : nager en solitaire pour être en paix
Heeba,19 ans, consciente du regard posé sur le corps féminin, a choisi l’horaire ladies only pour être en paix. Elle est en quête de l’horaire idéal, explorant chaque créneau exclusivement féminin pour trouver sa routine.
J’ai appris à nager à l’école primaire des Bruyères à Forest. Ce n’était pas une partie de plaisir, mais j’y allais. Puis, je suis passée à l’école Saint-Thomas d’Aquin au centre-ville où nous n’avions pas cours de natation. Puis, je suis entrée au lycée Jacqmain, où j’ai repris la natation. A ce moment-là, j’avais pris pas mal de poids. Alors une fois sur deux, j’avais des excuses : un mot du médecin ou de ma mère. Mauvaise expérience, ce n’était pas fun.
Chaque semaine, il y avait un vieux, au même endroit, dans les tribunes, il ne nageait jamais, il était là avec sa main dans son froc. On l’avait tous remarqué, on était tous mal à l’aise. On en a parlé à la prof. Après, on ne l’a plus jamais revu.
En cinquième année, la piscine était mixte. Des garçons dressaient la liste des plus belles filles de la classe. Je n’aimais pas du tout, je voulais juste que ça finisse vite, je regardais sans cesse l’heure. Normalement, le cours était prévu jusqu’à la rhétorique, mais j’ai été sauvée par le Covid. A partir de mars 2020, la piscine est restée fermée deux ans. J’étais contente de ne plus penser à ça.
J’ai repris après avoir fait quelques recherches parce que je ne voulais pas un bassin bondé. Je suis tombée sur la piscine du Ceria à Anderlecht qui proposait chaque samedi des cours et des horaires pour les femmes. Puis je suis tombée sur la piscine de Laeken. J’y suis allée avec Aquatix et LSB (Life Sport Brussels) qui demandaient 5 euros à l’époque. Du coup, je nageais avec 3 asbl différentes.
J’ai voulu reprendre parce que je me suis dit que si je n’aimais pas mon corps, je devrais m’améliorer, au lieu de me plaindre. C’est un sport solitaire : je suis dans ma bulle, comme quand je marche avec mon casque. Nager me détend, je n’aime pas y aller avec mes amis. C’est mon moment. J’essaie d’y aller 4 fois par semaine. Le prix varie entre 4 et 8 euros. Je ne sais pas si je vais retenter les horaires pour femmes à la piscine de Schaerbeek ; il y a trop de monde.
Avant, quand j’allais à la piscine, je devais prévoir de me raser les jambes, les aisselles. Maintenant, je suis à l’aise : on est entre femmes. Je n’ai jamais ressenti de regards malveillants. Ce n’est pas une question religieuse, c’est juste de la bienveillance.
Le seul truc qui pourrait me pousser à la piscine mixte, ce serait le prix. Les pass annuels des piscines mixtes coûtent entre 200 et 300 euros. Tandis que l’asbl qui organise l’horaire réservé aux femmes au CERIA demande 12 euros pour 1h30, pour nager au milieu des enfants dans une piscine de 25 mètres de long. La maison médicale Galilée qui privatise la piscine a d’autres prix : on a droit à une séance d’essai d’1 h pour 8 euros. Ensuite, on peut passer à l’abonnement pour 5 ou 10 séances, sans que le prix soit dégressif. Au Neptunium, ça ne coûte que 4 euros.
Ce n’est pas une asbl qui fait grimper les prix. Le créneau de la piscine de Laeken est mon préféré. Les mercredis sont gérés par LSB (Life Sport Brussels asbl). On a le choix entre aquagym, cours, et nage libre, au prix de 6 euros pour 1h. Il n’y a pas trop de monde et les bénévoles de l’asbl sont faciles à contacter. Jeudi, c’est l’asbl Femmes en Forme, avec un peu plus de femmes que le mercredi. Le fait que je fréquente plusieurs piscines me fait sentir un peu comme l’intruse parce que tout le monde parle arabe, tout le monde semble connaître tout le monde. Mais chaque fois que je leur parle, les dames sont adorables.
Heeba incarne les non-dits des horaires de nage exclusivement féminins : ils sont onéreux et inconfortables (tard le soir ou tôt le matin). Elle incarne aussi cette transition qu’est l’adolescence dans le rapport au corps, et le rapport des autres à notre propre corps, qui fait de l’exercice de la nage en milieu scolaire un souvenir parfois amer.
Soraya, la cinquantaine : le tour de toutes les piscines
Je rencontre Soraya dans plusieurs piscines. « Votre visage me dit quelque chose… », me lance-t-elle à l’aquagym du dimanche soir à Molenbeek. Nous saisissons que nos chemins se sont croisés en plusieurs lieux : Laeken, Molenbeek, Schaerbeek, Ixelles. Habitant à Opale, quartier schaerbeekois à proximité de Schumann, elle fait les trajets en transports en commun au quotidien. Soumaya est la première femme rencontrée qui nage à chaque horaire exclusivement féminin, du lundi au dimanche.
Je nage tous les jours. Avec ma thrombose, c’est nécessaire. Parfois, je souffre, parfois je vais bien. Quand je fais mon sport, je vais bien. Cet été, pour pallier le manque de créneaux pour femmes, j’ai pris des cours d’aquagym avec des amies dans une piscine privée. C’est Nancy, une de nos amies qui nous donnait cours. Un jour, j’ai été blessée quand un de ses collègues a commenté : « Ces femmes, c’est leur sortie de la semaine ». Comme si nous, groupe de femmes presque toutes musulmanes, nous étions enfermées chez nous sans rien faire ! C’est raciste et réducteur. Notre amie nous a répondu que c’était une blague, rien de malveillant ni de raciste. Nous avons décidé de ne plus faire aquagym avec elle, et de ne plus fréquenter cette piscine. On va à Welfit, à Etangs Noirs, où je donne les cours d’aquagym puisque je suis initiée, depuis le temps !
Soraya est mère, épouse, et m’avoue qu’entre son travail et ses efforts pour garder son adolescent loin des « mauvaises personnes », elle n’a pas le temps de penser à elle, sinon à la piscine. Son récit incarne cette difficulté qu’ont plusieurs femmes participantes de notre enquête à « prendre le temps », tant leur charge mentale est présente et chronophage.
Nancy, la soixantaine : au mauvais endroit au mauvais moment
Nancy a la soixantaine. Sur sa chaise roulante poussée par son fil d’une quinzaine d’années, elle arrive à la piscine privée du Welfit à Etangs Noirs où elle participe au cours d’aquagym avec Soraya. Nager sur le ventre, retenue par une bouée, l’aide à soulager son dos et sa jambe.
J’ai un problème à la colonne vertébrale. Un matin je me suis réveillée, et je n’arrivais plus à bouger. Avec mon corps, j’ai l’habitude. Je fais ce qui m’est conseillé : nager, ne pas trop marcher, faire de l’aquagym, ou encore me faire masser par la kiné. Avec mon corps qui a changé avec l’âge et mes maux, je ne pourrais pas aller à la piscine sans ce groupe bienveillant qui m’accompagne et me soutient.
Cette mobilité précaire la rend dépendante de son fils vers qui ses pensées sont tournées pendant la session d’aquagym. Je lui demande si tout va bien, et elle se confie : « Non, hier, il y a eu des coups de feu en bas de chez nous. On n’a pas beaucoup dormi. Et là, mon fils m’attend pour pousser la chaise. J’ai peur. J’ai peur qu’il soit au mauvais endroit au mauvais moment ».
Ce 31 juillet 2025, lorsque nous quittons la piscine en groupe pour aller bruncher, c’est l’effroi. Sans transition, du bassin animé par nos corps en mouvement, nous voici dans la rue, étonnées par le déploiement policier. Nous nous dispersons, sans un mot, inquiètes et pourtant revigorées par le sport. C’est plus tard que l’information tombera : une fusillade au parc de Bonnevie. La crainte de Nancy revient en mémoire : nous étions à 30 minutes d’être au mauvais endroit, au mauvais moment. C’est comme si les corps de ces dames, au dos courbé par le travail manuel, au visage creusé par des tracas quotidiens de la mono parentalité pour certaines, après avoir été ragaillardis par le sport aquatique, étaient repris dans l’étau de la violence urbaine. Elles vont au sport pour soulager leurs corps emprisonnés dans des douleurs et crispations, et se retrouvent exposées à des angoisses qui les dépassent, dans un mélange de violence urbaine et de classe.
Mariem : apporter du bien être
Mariem est dans le flux bruxellois natatoire depuis plus de vingt ans. Elle a navigué entre les associations et les piscines, entre les générations et les communes, avec une certitude en tête : la place de la natation dans le bien-être individuel. Cette certitude s’accompagne d’un engagement associatif humain et accessible.
Je m’appelle Mariem, je suis originaire d’Anderlecht. J’ai toujours été mimi cracra ! C’était ma référence. Une gamine dans l’eau ! J’étais là tous les étés, je ne sortais jamais de l’eau ! Pendant les vacances c’était comme ça, et les week-end j’allais à la piscine de Molenbeek avec mon père ou mes frères. Je n’allais pas en club, pour le plaisir ! Je me souviens, mon père ne savait pas nager, il était là dans l’eau, pour faire de l’exercice, et je criais : ça va ? Accroche-toi ! Moi je nageais en petit chien, je pataugeais. Puis j’ai été avec l’école à la piscine à Anderlecht, puis j’ai fait mes études à Bracops, en latin-grec, et en quatrième, j’ai dit à ma mère : hors de question que je termine en latin parce que mes frères l’ont fait. Dernière d’une fratrie de six ! Mais je ne lâchais pas. Je me renseignais. A 15 ans, j’ai trouvé un cours de théâtre au Bouillon de Culture, une asbl connue à rue Philomène, et je me suis inscrite à 16 ans.
C’est une année fatidique, car je m’inscris là, et je vais m’inscrire en TQ, en technique de qualification pour d’éducation physique. A l’INSEP, au fin de Woluwe St Pierre, 1h15 de trajet, ma maman inquiète qui se demande ce que je fais. Mais je l’ai rassurée, je l’ai amenée aux portes ouvertes. Donc voilà, déjà dans mon domaine le sport : j’ai fait du sport, et des cours de natation. Et il y avait des cours de rattrapage, j’allais me perfectionner et passer plus de temps dans l’eau. Et à l’époque, j’avais 16 ans, il y avait déjà Daar El Wald qui faisait la piscine de Schaerbeek, pour les femmes, en 1996. La responsable c’était Najat Saadoun. La responsable qui faisait de l’humanitaire. Et j’ai été avec ma mère, et je kiffe ! Je fais wow, on est toutes là ! Après c’était le début, l’anarchie, et c’était blindé. C’était la kiffance. Tous les dimanches j’y allais, et je fais alors connaissance avec la responsable, de fil en aiguille je finis par travailler avec elle. Je viens, je fais monitrice de natation, et je n’ai pas encore de diplôme, j’ai 17 ans, je suis là, je surveille au bord du bassin.
Jusqu’à ma sixième, je travaillais toujours là à Daar El Wald, et puis j’ai fait connaissance de la piscine de Laeken, c’était Salsabil qui faisait ça depuis un moment, et il y avait une autre dame le mardi, la famille Taher. Je passais comme ça d’une asbl à une autre. Ils avaient besoin de quelqu’un de vif, et moi j’étais vive : tac tac, les douches, le paiement ! Et c’était toujours dans la bienveillance, j’apprenais d’eux : je me disais, à un moment donné, ok je dois passer mon brevet, cette année… C’est en 2000 que j’ai passé mon brevet, où tous les samedis j’allais passer ma formation à la Ligue de sauvetage. J’avais 20 ans. C’est avec Najat de Dar El Wald qui m’avait encouragée. Tous les samedis, je rendais dingue le prof ! Mon premier brevet officiel, j’étais encore étudiante. Et dans cette période, il y avait Dar El Wald le dimanche soir, Laeken le mardi et le jeudi. Et à un moment donné je me dis il faut faire un truc intelligent, je m’inscris à des cours de guitare. Je me baladais, entre mes cours de guitare, mes piscines, et mes cours de comptabilité, j’allais partout sur mon petit vélo !
J’allais partout à ce moment-là, l’associatif c’était ma vie ! J’y allais, que ce soit pour les jeunes, les personnes âgées, j’ai côtoyé les piscines un peu partout. Et en première, je m’inscris à la Haute Ecole Francisco Ferrer pour faire éducation physique. C’est là que je rencontre Loubna. On fait tout ensemble. On commence à donner cours ensemble un peu partout, dans le thème de l’éducation sportive. A ce moment-là à Saint-Josse, ils avaient besoin d’une maîtresse nageuse et d’une monitrice de natation, pour les horaires de femmes. C’était le foyer de Saint Josse avec le Bouillon de Culture et Turkish Ladies. C’était samedi matin. Les femmes s’inscrivaient dans leur asbl, et nous on s’occupait de l’entretien, dans l’eau, puis on nettoyait à la fin. Il y avait moi, Loubna, Farida. On avait les clés, on ouvrait, et voilà. C’était la kiffance : on avait la confiance, les clés, un contrat de bénévolat ! On était toutes les trois aux études. Et puis un jour, il y a Rhimo de Salsabil qui dit : je vais arrêter ici, car ils ont commencé à placer des caméras partout dans le bassin, et c’était un peu dérangeant car on ne savait pas où allaient aller ces images. Donc elle me dit : je vais arrêter ici à Laeken. Ça fait tilt, j’en parle à Loubna et on se lance. Ce n’était pas une asbl à l’époque, c’était une association de fait. Ça s’appelait Femmes et Formes, ou Femmes en Forme. C’était en 2001, j’étais en deuxième. On était jeunes, sportives, on avait 21 ans et on voulait que ça marche ! Il y avait ce côté on va faire nager les meufs ! Il y avait ce côté interaction car on arrivait à combiner ! On faisait souvent des parascolaires avec les enfants, et de fil en aiguille, on s’est dit pourquoi pas les meufs. On aimait bien ce truc, on arrivait à gérer, on s’est dit : allons-y gaiement ! Donc on a commencé à Laeken. A côté de ça, je gardais un petit peu partout mes pieds car, dis-toi qu’à l’époque, il n’y avait pas de maîtres nageuses ! J’avais à l’époque six piscines. J’étais mardi Laeken, jeudi notre club, samedi il y avait Saint-Josse, dimanche Daar el Wald, et mercredi soir 1000 Bruxelles avec des associations différentes pendant des années où j’étais leur maître nageuse ! Je travaillais aussi en extra à la piscine de la ville de Bruxelles. J’étais partout ! Ensuite je travaillais à l’Océade. Là j’ai commencé très vite, j’ai postulé, c’était un côté beaucoup de monde, gestion accident, discipline, appeler le garde parce certains embêtaient les gens… Donc il y avait quand même ce côté gestion du grand public. J’ai aussi travaillé pour des plans aérés en été. J’ai fait le plan aéré de Charleroi, c’était une grande piscine en plein air. C’est des solariums avec des estrades. J’avais mon shift, de 14h à 19h, ma sœur venait nager avec ses enfants. C’était trop marrant !
Ça c’était le début, j’enchainais, je kiffais ! Mais, durant toutes ces années-là, on faisait tout dans la discrétion. Personne ne savait qui était responsable de quoi. On n’a jamais donné de cours sans être formées. On a créé le truc, en même temps, je suis maître-nageuse car on n’avait pas de filles à Bruxelles pour faire ça. Mais alors il faut savoir que, ça c’est le côté mercantile des gens, où les questions se posaient comme : c’est qui la responsable ? De deux : c’est qui ces jeunettes ? D’où elles sortent ? Et là les raccourcis se font : il y a du monde, c’est sûrement rentable ce truc ! Tu voyais que ça pullulait : un club, un autre là-bas. Et tous ces gens qui avaient créé un club, n’étaient pas dans le domaine. C’est que c’est devenu un business. Or nous, on est une asbl, on est rémunérées, et tout et tout. Mais ça doit rester quelque chose d’hyper démocratique, c’est très important : accessible à tout le monde. On ne veut pas augmenter aux tarifs, même si le prix du bassin grimpe. Et pas prendre trop de monde ! Et en été par exemple, c’est plus chill, plus freestyle, et on l’a toujours expliqué : l’été c’est un concept différent :il fait chaud, les gens ne partent pas en vacances, donc il n’y a pas 36 créneaux… Et finalement ça pullulait partout, et chacun sa philosophie.
Là où ça commençait à poser problème, c’est le manque de respect. Par exemple, on avait à Laeken des créneaux masculins après nous. On organisait ça super bien. Il suffisait d’une fois où un gars arrive trop tôt, il va à la cafet’ ou aux toilettes, et il se retrouve au bord du bassin. Si tu savais combien de fois j’ai incendié le responsable de la plongée… Et pourquoi je t’explique ça, parce que la conception des femmes, c’était ultra important. C’est une question de respect : respecte ce qu’on fait, qui on est, parce que c’est ça la réalité du terrain. J’en ai parlé au responsable : « Nous on fait notre job, faites le vôtre, accueillez votre public. Le jour où il y a un viol dans les cabines, je fais quoi ? Je fais comment ? Je dis quoi au mari ou à la famille ? » Il me dit : « Pourquoi vous parlez de ça, ça va pas ? » Je défends ma cause féminine, et tu ne respectes pas. Et ce côté féminin, tu sais, c’est tout l’aspect bien être, tranquille… Elles ont besoin d’avoir ce moment de tranquillité à 100 %. Dans tout ça. Oui, il y a l’accessibilité. Parce que mon objectif de base, c’est ce que j’ai pu apporter dans ce cadre, parce que j’ai passé mon petit brevet, etc. Normalement, ça devrait être logique dans toutes les familles. En fait, ça ne l’est pas. Et c’est ça qui me rend dingue des fois. C’est-à-dire que cette évolution sportive, elle existe, mais j’ai l’impression que la personne, peut-être de manière générale, les gens sont un peu, je ne peux pas dire fainéants, mais ils se disent : « Ok, j’ai l’accessibilité, ça s’arrête là. » Tu es aux dépens de communes, tu es aux dépens d’un échevin, tu es aux dépens de tous ces gens qui décident de pouvoir te donner l’accessibilité sous certaines conditions. Et tu ne peux rien dire. On a perdu dans une piscine des heures de nage car notre créneau a été déplacé à plus tard dans la soirée, ce qui est difficile. Car de un, plus tard tu nages, plus tu es exposées aux dangers en tant que femme, et puis on a perdu les femmes âgées qui venaient car c’était un horaire confortable, et c’est devenu inconfortable pour elles, donc on a perdu le côté transgénérationnel de ces horaires. Et c’est dommage.
L’expérience et la passion de Mariem ont fait émerger une certitude : la place du sport dans l’éducation permanente. Le sport, la natation, transcende le simple cadre de l’activité physique. Il constitue ce vecteur puissant de transmission de valeurs telles que le respect, la solidarité, la persévérance et l’humilité. En favorisant l’apprentissage par l’expérience, le sport alloue à tout un chacun, qu’importe l’âge, de développer des compétences sociales, émotionnelles et cognitives. En ce sens, le sport devient un levier d’inclusion sociale, de citoyenneté active et de développement personnel, s’inscrivant pleinement dans une démarche d’éducation continue et d’émancipation individuelle, pour les femmes, les enfants, les personnes âgées.
Imane : l’islamophobie genrée, ce frein à la liberté collective !
Imane est coordinatrice francophone de l’asbl Sophia. Nous nous rencontrons lors d’une conférence où sont présentés des modules de réflexion méthodologiques autour des enjeux et moyens de luttes contre l’islamophobie genrée, visant à outiller les acteurs et actrices de terrain, entre sensibilisation et stéréotypisation. Nous parlons de sport, de piscine, et surtout d’islamophobie genrée.
Je travaille pour l’asbl Sophia qui avait longtemps pour but de développer l’axe de la recherche d’étude de genre en Belgique, au niveau de la recherche et des études supérieures, car pendant très longtemps on n’a pas eu de volet de recherche en étude de genre en Belgique. Sophia s’est occupée de l’étude de faisabilité des études en genre en Belgique, d’abord en Flandre, puis en communauté francophone. Donc le but premier et de se focaliser sur les études de genre et de les sortir de leur tour d’ivoire. J’ai fait des études de communication, et pendant covid, j’ai compris que ce n’était pas ce que je voulais faire. Je voulais faire sens. Je me suis rendue compte que les outils que j’ai acquis par le biais de mes études, au niveau pratique, n’étaient pas accessibles à tous et toutes, et surtout pas aux personnes racisées.
On a dans ces espaces de discussion, de transmission, un syndrome de l’imposteur très fort nous les personnes racisées. Et beaucoup n’ont pas les moyens d’utiliser ces outils qui ne sont pas accessibles. Qu’il s’agisse des codes, des conventions, des théories, cinq médias enseignés à l’IHECS, ce n’est pas rien, je me suis dit, j’ai toujours été quelqu’un de politisé, surtout au niveau de la justice sociale. J’ai de compétences, envies, objectifs, que je veux porter pour la société, alors je suis passée de communicante à gestionnaire de projets pour les asbl. C’était aussi important pour moi de travailler pour des associations qui ne font pas de profit – le seul profit pour moi est social.
Je me suis lancée à corps perdu dans la question de l’islamophobie genrée. Dans ma famille, on ne porte pas toutes le foulard, ma mère le porte, une de mes sœurs oui, les autres non. La question du foulard a toujours été individuelle, personne dans ma famille n’a jamais posé la question à mes sœurs ou moi. Ce n’est pas une décision unique, ça doit faire sens pour ta foi, ta piété et ta modestie. J’avais envie d’aider des personnes qui ressemblent à ma mère et à mes sœurs, parce que je voyais de mes propres yeux l’impact de l’islamophobie montante, et à quel point l’aspect genré est mis de côté.
L’islamophobie ne s’exprime pas toujours de la même manière, surtout dans les contextes sociopolitiques différents. Le genre rend l’islamophobie différente. Car les femmes musulmanes qui portent le voile sont des musulmanes visibles et, du coup, elles sont plus impactées. J’ai peur qu’un jour ma mère, mes sœurs, se fassent attaquer dans la rue au fur et à mesure que l’islamophobie se décomplexe. Il y a de plus en plus de personnes visiblement concernées, en danger. Cela arrive tous les jours : des dévoilements, des violences, des gens poignardés, battus… A la base, le couvre-chef fait partie de toutes les religions abrahamiques. Les personnes juives orthodoxes portent des perruques. Les sœurs à Sainte Catherine portent un couvre-chef.
Le voile est effectivement devenu musulman. Certaines personnes appellent ça le voile islamique. Dans des pays comme l’Allemagne, l’islamophobie est genrée vers les hommes car il y a des récits d’hommes musulmans violeurs. J’ai voulu comprendre les dynamiques nationales et internationales pour apporter ma pierre à l’édifice de la justice sociale. Ma porte d’entrée a été l’islamophobie genrée car ça me concernait via ma propre positionnalité, ainsi que mon groupe social primaire : ma famille. Mais je considère que mon travail est de connecter cette lutte à toutes les luttes. Via mes connaissances sur l’islamophobie genrée, j’ai maintenant l’occasion d’expliquer les dynamiques sociales et politiques qui impactent les personnes musulmanes, femmes, queer même.
Les flux capitalistes et les politiques font que nous sommes à un point aujourd’hui où les musulmans sont les boucs émissaires de sociétés occidentales. Tout cela est lisible par la lunette genrée, car ce n’est pas juste une question de racialisation, mais les processus de racialisation, entre classes sociales, politiques et structures de pouvoir qui invisibilisent des discriminations. Chez Sophia, j’approfondis l’approche intersectionnelle et anticoloniale. L’islamophobie genrée est un point d’entrée pour une société plus solidaire.
Pour ma maman, l’islam, c’est la solidarité et le respect de l’autre. Il y a des musulmans queer, homosexuels, ils existent et l’islam n’est pas là pour t’imposer des choses. Ma mère m’a appris qu’il ne faut pas utiliser sa religion pour dicter la vie des autres. Personne n’a été capable de l’argumenter que la sourate de Loth condamnait l’homosexualité ! C’est des discussions que j’ai aujourd’hui avec des potes musulmans. Tu ne peux pas t’opposer à la marginalisation alors que tu marginalises ! L’islam c’est une hygiène de vie avec ta communauté humaine et non humaine !
J’ai beaucoup de pudeur, je vais au sport à Stadium Elle, depuis longtemps, et je choisis avec qui je suis en cycliste t-shirt, et en maillot. Les femmes nagent, font leur sport, entre elles, c’est un choix. Je ne suis pas focalisée sur la modestie, mais je n’aime pas me dénuder. Il m’a fallu beaucoup de temps pour ne pas être mal à l’aise en maillot. En fait, c’est dû au regard des hommes. Par exemple, quand je vais en vacances, je vais au Vietnam ou en Malaisie, les hommes malaisiens ne te regardent pas comme on te regarde ici en Europe dans l’espace public. Dans le sport, il y a un problème à la piscine, espace public : les hommes fixent du regard. C’est pour ça que le sport en non mixité est un safe place, une bulle. La tenue sportive sert à contrôler le corps des femmes, ce qui est faisable ou pas pour les femmes, et encore plus les femmes musulmanes. En société, on peut être libre de ne pas porter de soutien-gorge, ou avoir une jupe ras-les-fesses. Alors pourquoi le voile, le maillot poignets-chevilles, et le modest-fashion posent problème ? Parce que le corps féminin du sud-global, c’est inacceptable.
Un jour une femme m’a dit : j’ai toujours perçu les femmes musulmanes comme non libres, je veux comprendre. Alors je lui ai répondu : comme on veut dépénaliser les travailleuses du sexe pour qu’elles aient un statut et un accompagnement, malgré que certaines sont exploitées pour fournir des services sexuels, il y a des femmes musulmanes qui choisissent de porter le voile, soit une bonne partie, ici en Occident, Tandis que d’autres, une minorité, sont forcées, soumises à des diktats culturels et religieux. En ne criminalisant pas et en sensibilisant, en cassant les stéréotypes, on fera avancer les choses en société. Les femmes, TDS, ou voilées, ont des droits et il faut se battre pour les défendre. Je ne parle pas ici de liberté individuelle, mais de liberté collective.
Pour Imane, la pudeur et la modestie sont des philosophies de vie, associant certitudes, rapport au corps, et choix du regard qui se posera sur ce dernier dans un monde où le regard masculin est intrusif. Son choix est celui de la sensation d’être vue et le choix d’où son regard se posera. La quête de justice sociale comme boussole ; elle informe, sensibilise et lutte à son échelle.
Pierre Wiliquet : l’ADEPS face au manque d’infrastructures
Pierre Wiliquet travaille dans la communication et la stratégie de l’ADEPS1. Cette rencontre, en distanciel, permettra de mettre en mots les enjeux rencontrés et abordés par l’ADEPS, face à la pratique, ou non, du sport, et plus précisément de la natation.
La problématique des piscines, et cette frustration qu’on a quand on est nageur et d’être dans le sentiment de gêner ou d’être freiné dans sa pratique : c’est le même souci en Wallonie. Vous avez trop peu d’infrastructures par rapport aux besoins et aux envies des gens, c’est un premier constat. Le deuxième constat c’est que la gestion d’une piscine coûte très cher, et il y a un souci de rentabilité dans le chef du pouvoir local qui souvent se dirige vers les activités qui vont leur rapporter le plus, au détriment de ce qui est plus éducatif, et de ce qui serait une approche plus sociale.
Le fait de créer des couloirs où les gens peuvent nager de façon libre, et où d’autres d’avoir nageurs et nageuses peuvent aller à fond, l’organisation revient au gestionnaire. Par rapport au créneau horaire, la spécificité des piscines est que, généralement, elle est utilisée en journée pour le monde scolaire. La partie associative est reléguée à partir de 16h. Donc on a la spécificité de pouvoir gérer tout le monde. Des associations souhaitent monopoliser l’infrastructure, je pense par exemple aux clubx de plongée sous-marine parce qu’ils viennent avec du matériel, parce qu’elles ont besoin de l’ensemble du bassin pour s’entraîner.
Par rapport à la question d’égalité d’accès, il y a depuis plusieurs années des demandes de créneaux réservés, ça existe partout et ça répond à des demandes. Il y a les nudistes qui veulent nager entre eux, des personnes en rémission de cancer qui ne veulent pas se dévoiler, et puis il y a des associations souhaitant des créneaux pour les femmes, et pour les hommes, pour des raisons culturelles, religieuses ou autres.
Généralement, on se focalise dans ces débats sur des personnes qui portent ou pas le voile, qui portent ou pas le burkini. Le débat médiatique et politique se focalise sur le voile, c’est l’ère du temps. On occulte dans le débat le souci d’intégration et le souci activité physique qui permet le bien-être, la santé, etc. On oublie ces éléments, et quand la demande vient des femmes, elle est plus ou moins stigmatisée, alors que l’on ne fait pas de débats spécifiques chez les hommes.
On sait très peu que de nombreuses piscines sollicitent des horaires pour diverses raisons, ça a toujours existé et ça n’a jamais fait débat. Souvent, comme pour les dames rondes, on disait qu’elles ne sont pas bien dans leur peau et doivent se cacher. Alors que pas du tout ! Elles sont bien dans leur peau, mais ne veulent pas subir des regards désobligeants, et on sait combien ils sont prégnants à la piscine. Le corps est offert au regard de tous, c’est le principe d’une piscine où on n’est pas tout habillé. L’évolution des maillots c’est l’évolution de la société. On va de plus en plus vers des habillements plus légers car il y a moins de tabous. Dans le sport, on a eu le débat aussi pour les hommes, où il y a parfois la volonté de sexualiser pour attirer de l’audience.
Les piscines coûtent cher. A Bruxelles, outre le coût de gestion et le manque d’infrastructure, on a un problème de manque de place pour construire des infrastructures. Les clubs de hockey et de football aussi ont un problème car il n’y a pas assez de place. Au-delà de la question des femmes à la piscine, on risque d’avoir dans les plus jeunes générations, et c’est peut-être déjà le cas, de moins en moins de gens qui savent nager. Et donc potentiellement, on a un problème en termes de sécurité publique. En France, une ancienne ministre médaillée de natation a mis un grand plan pour promouvoir l’acquis car il y avait énormément de noyade dans le contexte privé, et je pense qu’à un moment chez nous ça risque d’être problématique. Car moins de gens ont accès à la piscine. Il y a l’histoire du coût : c’est pas toujours possible pour les école d’assumer le rôle du volet éducatif de l’apprentissage de la natation, toutes les familles n’ont pas les moyens de payer des cours après pour apprendre à nager. On constate que des écoles n’organisent pas ces cours car il n’y a pas de piscine à proximité. Il y a aussi des écoles qui, malgré le fait d’avoir des piscines à proximité à des tarifs avantageux, n’organisent plus les cours à cause du trajet vers le bassin de natation. Les transports coûtent de plus en plus cher, et l’école ne veut pas solliciter les parents pour qu’ils paient. Et d’autres, par contrainte, ne souhaitent plus organiser car même à pied, des enseignants ne veulent plus assurer les trajets. On risque d’avoir ça plus par rapport au contexte plus global, sociologique ou autre, et on a des populations qui ne vont plus vers les bassins et on se retrouve avec ce problème d’inclusion, de bien-être et de sécurité publique sur le problème d’aller nager.
Pierre Wiliquet pose un constat : celui de la sécurité publique qu’il lie, dans les piscines, à ce non-accès aux bassins trop peu nombreux pour faire face à la demande conjointe des écoles, clubs, associations et public quotidien. Il avise l’absence d’infrastructures qui s’associe à la fois au manque de place et à la charge financière d’un tel espace. Finalement, nager, c’est autant une question de santé, de transmission et d’inclusion sociale.
Rabia, 49 ans, de la grossesse au plaisir de nager
Rabia travaille dans le monde associatif, accompagnant au quotidien des femmes et des adolescents. Cet accompagnement social s’accompagne d’une sensibilité à la minorité où la question de l’accès au sport et à la culture lui est sensible.
Je suis Rabia, une femme, une maman, une fille, et une travailleuse. Je ne sais pas comment j’ai appris à nager. J’ai l’impression d’avoir appris à nager sur le tas. On allait à la mer et je plongeais ! J’ai de vagues souvenirs de la primaire, j’ai retrouvé un petit brevet de mon enfance en songeant à notre entretien. Dans une farde, j’ai mis tous les brevets de natation de mes enfants, car ils sont en club eux. Adolescente, j’étais complexée de ma minceur, on me disait : « Tu es plate, tu es maigre ». Et j’ai subi la piscine jusqu’à ma sixième secondaire, parce que j’avais ces commentaires pesants.
Jeune, j’allais rarement à la piscine. Et puis, il y a eu cette période où j’étais complexée avec mon corps. Un jour, j’ai choisi de mettre le voile, et avant de le mettre, je m’étais demandé : et la piscine ? Je n’y allais pas régulièrement, mais j’y allais. Le voile en Belgique était fort lié à nos mamans : pas scolarisées, soumises… Des images véhiculées qui ont été une des difficultés à le mettre. Je me suis dit : si je le mets, on va me voir comme cette image-là. Et je me suis dit : tant pis de ce qu’ils penseront !
J’ai tardivement nagé pendant les horaires exclusivement féminins. Je nage maintenant avec le maillot short, car le maillot échancré… mon corps a changé ! Au niveau de la nudité, je trouve que je suis plus à l’aise en maillot short. J’ai déjà nagé à la piscine de Laeken, Poséidon, Neptunium, Woluwe St Pierre… J’ai beaucoup nagé quand j’étais enceinte, j’avais besoin de me sentir légère.
En 2010 j’ai été à la première session exclusivement féminine. J’ai été à la piscine de Laeken le jeudi avec Femmes en Forme, c’était chouette, mais contraignant. 20h ça fait tard… Je les ai découvertes en discutant avec des personnes. En fait mon mari allait avec les enfants car il y avait des horaires que pour hommes. En 2024, j’ai repris la nage car j’ai mal à l’épaule, donc je devais absolument reprendre la natation. J’ai nagé de 2010 à 2011, j’ai des souvenirs qui resurgissent. Il fait froid, on a peut-être du mal avec son corps… Mais quand on est dans l’eau, on se sent légère ! Maintenant quand je nage, c’est par plaisir.
Rabia, par notre entretien, apprend que la piscine de son enfance, le Neptunium, a un horaire ladies only. Quelques semaines après notre entretien, un dimanche matin, entre deux mouvements de brasse, elle m’interpelle, le sourire aux lèvres, nageant dans la piscine de sa commune dont l’horaire ne lui était pas connu. Comme Heeba, elle aborde cette phase qu’est l’adolescence dans le rapport au corps à la piscine qui marque et qui mène à une résilience : celle de se réapproprier son rapport à l’eau et au maillot.
Conclusion
Le caractère subversif de la nage ladies only se veut par le choix du regard qui se posera sur le corps qui est, déjà au quotidien, l’objet du regard scrutateur d’une société qui pense que le corps féminin, la libération du corps féminin, est unidimensionnel. Uniforme. Ainsi, le corps féminin aspirant à un bien être sportif par ce sport considéré comme complet qu’est la nage trouve dans ce « petit quelque chose » que propose le créneau de nage ladies only un moment d’exercice, de retour à soi, de socialisation et de politisation.
La nage est une activité pluri-dimensionnelle. A la piscine, on socialise, on organise des cafés, on parle de migration, on papote à propos des enfants et on pratique en même temps un sport qualifié comme « complet » C’est ainsi que lors de la première session de l’horaire exclusivement féminin ixellois, une cinquantaine de femmes se connaissaient presque toutes, voisines ou anciennes voisines. Comme Hajar, elles sont dans un engagement associatif multiple, parlant des futures réunions au sein d’autres associations, se renvoyant des confirmations sur Whatsapp, dans leurs cabines, pour s’assurer que leur rendez-vous soit noté quelque part avant de plonger dans l’eau chlorée.
Nager n’est pas simplement sportif, c’est une réappropriation territoriale et politique. C’est faire de la non-mixité une entrée subversive dans un espace de tous les possibles où elles nagent, apprennent à nager, entre résilience, persévérance, bienveillance et respect. C’est une question de liberté collective d’expression et de visibilisation de soi, dans une réalité où le corps féminin oscille entre visible et invisible.
[1] L’ADEPS est l’administration générale du sport en Fédération Wallonie-Bruxelles.