(Grands-)mères en lumière
#376 - mars/avril 2025
Equilibristes de l’intime
Capter la parole reléguée et dépréciée d’un être qui vous est proche, l’écrire les cinq sens éveillés. Pour la rendre aussi porteuse de vérité que les livres d’histoire qui ont omis de la raconter. Cela, “la littérature peut le montrer mieux que ne le ferait le militantisme, parce que c’est à partir du sensible qu’elle atteint le politique”1. Telle est l’aventure de “(Grands-) mères en lumière”, conçue et coordonnée au sein de mon asbl ParagraFes et coproduite par l’Espace Magh.
Loreta se raconte
Gand, novembre 2014.
Dans mon appartement de verre au bord de la Lys, j’écoute ma mère
Dimanche, sept heures du matin, les enfants dorment. Le calme et la lueur de l’aube baignent la salle à manger. Je m’installe à la table, face à la baie vitrée. Je regarde ma mère déjà assise, le dos droit, les épaules décollées du dossier de la chaise. Mon i-pad est posé devant elle. J’actionne l’enregistreur vocal: “Maman, qu’aurais-tu envie de me raconter sur ta vie?”. J’ai choisi une question ouverte pour démarrer nos entretiens. J’ai bien fait. Ma mère, avec un recul que je ne soupçonnais pas, invite le passé en commençant par la petite enfance. Alerte et concentrée, elle déplie les épisodes marquants de sa vie comme on défait ses bagages. Je l’écoute avec une tendresse qui me surprend, à la recherche avouée d’une part de moi-même. Le contrat est clair: elle peut tout dire et je peux l’interrompre si les émotions prennent le dessus. Je ne le ferai pas mais quand les larmes montent, je m’agrippe à mon journal de bord et je note les mots qu’elle prononce avec une précaution inhabituelle. “Peut-être que j’ai trop partagé mes souffrances avec toi. Parce que je me sentais seule en Belgique. Tu m’as fait grandir. Peut-être que j’ai volé ton enfance… un peu”.
Le rythme des mots s’accélère. Elle trébuche, se relève. Elle dit comme elle est, pétrie de force et en constante attente de rassurance. Elle répète, elle hésite, elle recolle les morceaux à l’envers. C’est irritant. Ou drôle, selon l’humeur. Elle le fait en français, elle y tient. Elle qui exhale l’Italie du village des Abruzzes de ses origines à chacune de ses respirations.
Mon projet est encore flou. M’écrire? L’écrire? Je ne sais pas. Quand je transcris les vingt pages de nos trois entretiens, je comprends à quel point mes choix sont inscrits dans les siens, dans son histoire de femme, dans sa migration2. Je découpe en séquences sa vie et la mienne et place les morceaux en parallèle. “Bouger, tu voulais toujours bouger. Tu ne tenais pas en place.” C’est vrai, j’ai fait dix fois le tour de la terre en missions humanitaires. Elle, elle a quitté son village natal et les siens parce qu’elle a refusé le rite du drap nuptial. “Et s’il n’était pas taché de sang, qu’est-ce qu’ils allaient dire au village…? ” Elle était une adolescente vive, grimpait aux arbres et craignait d’avoir rompu son hymen dans les branches. Elle s’est mariée à midi et a sauté dans un train vers l’Allemagne, avec Luciano, mon père, à 20 h. Partie sans une larme, heureuse de laisser derrière elle le poids des traditions. C’est après l’Allemagne et la Suisse, en arrivant à Charleroi en Belgique, puis à Seraing, que la nostalgie la prend à la gorge. Elle ne la quittera jamais et me la transmettra.
Notre histoire dans nos lignées féminines
Bruxelles, novembre 2024.
Debout sur la scène de l’Espace Magh, je scrute 600 visages venus écouter (Grands-) mères en lumière3
Dix-ans après avoir recueilli le récit de vie de ma mère, j’ai réuni huit jeunes femmes afro-descendantes et maghrébines, tisseuses d’égalité de genre, d’origine et de classe à Bruxelles. Elles s’apprêtent à transmettre les histoires de vie de leurs aînées qu’elles ont écrites sous ma houlette. Postées derrière le rideau de velours rouge, fières et tremblantes, elles épient la salle en surchauffe. Cet après-midi du 5 novembre 2024, ce sont près de 300 jeunes et femmes d’écoles et d’associations de la capitale qui sont venus écouter les tranches de vie de leurs héroïnes de l’ombre arrivées du Congo, de Guinée, du Maroc, du Rwanda et du Sénégal voici une ou deux générations. Ce soir, plus un siège disponible, des dizaines d’appels pour des tickets supplémentaires ! C’est tout Bruxelles qui a besoin d’entendre ces histoires plurielles. Les huit héritières – chercheuses, entrepreneuses, artistes, journalistes et juristes – avancent une à une sous la lumière des projecteurs orangé et disent, l’émotion chevillée au corps, les parcours d’Hafida, Véronique, Fatiha, Khadidiatou, Julienne, Mukabaziga, Bénédicte et Béatrice. Porte-voix de ces femmes souvent méprisées, exotisées et invisibilisées par la sociologie de l’immigration, la littérature, les manuels scolaires et les médias, elles réparent, là, devant moi et le public porté par leurs voix, un oubli historique. Comme je l’ai fait avec ma mère, Loreta, dans Le voyage d’Andrea.
Les histoires s’enchainent, enveloppées d’images d’archives et de sons symboliques. La mise en scène est simple, épurée. Les autrices racontent l’exil, la solitude à l’arrivée en Belgique et la résilience. Elles évoquent le déclassement social et le désenchantement, pour offrir à leurs enfants un avenir brillant. Elles convoquent les morts et les deuils, le manque d’argent, les violences et l’insécurité. Mais aussi, les moments de joie, les rituels et les souvenirs de fêtes. Car les vies des familles immigrées ne se réduisent pas à des trajectoires tristes. Elles sont faites d’éclats de rire, du sens de la beauté, de sagesse, de dignité, d’humilité et d’amitiés inestimables dans le pays d’accueil.
Quand je les entends évoquer la force de la communauté, la spiritualité et la solidarité avec les proches laissés au pays, je réalise combien j’en ai manqué et pourquoi j’aime tant m’immerger dans d’autres communautés immigrées que la mienne. D’hommes et de romance, il est peu question dans les récits des huit (grands-)mères. Moi, j’en ai les oreilles usées des litanies proférées sur les hommes de ma lignée. Si cela me fait sourire aujourd’hui, je sais, pour en avoir exploré l’empreinte toxique, qu’elles ont laissé des traces.
Raconte-moi de quelles racines ont germé mes ailes
De l’Institut Saint-Joseph à l’asbl Gaffi, un devoir de transmission
Après la lecture publique, j’enchaîne les animations dans les classes d’école secondaire technique avec Leila El Mahi, journaliste et poétesse. A l’Institut Notre-Dame de Lourdes, De Mot-Couvreur et Saint Joseph, ce sont plus de 60 filles et garçons à qui nous permettons, en trois sessions, d’explorer leurs héritages féminins. Avec un peu de pudeur et beaucoup de motivation, les élèves s’appliquent à récolter les bouts de vie de mamans et grands-mamans en majorité d’origine étrangère. “Parle-moi des raisons qui t’ont poussé à immigrer ? Pouvais-tu parler de tout avec ta famille ? Aimais-tu l’école ? Comment s’est passé ton mariage, maman ? Raconte-moi comment c’était avant ma naissance ? Quelles sont les valeurs que tu aimerais partager ?…” Les questions, qu’ils formulent avec notre aide, sont posées à la maison. Et c’est souvent la larme au coin de l’œil que leurs professeurs et nous-mêmes les écoutons lorsqu’ils nous livrent des extraits de ces précieux dialogues intergénérationnels. Pour certains, surtout des garçons, c’est la première fois qu’ils prenaient le temps de poser ces questions.
Je parcours Molenbeek, Saint-Josse et Bruxelles avec ma complice pour permettre à des femmes minorisées d’interroger leurs filiations. A la Maison des Femmes de Molenbeek, au Gaffi et à l’Espace Magh, c’est en safe spaces non mixtes que nous animons, pour créer les conditions optimales de confidentialité et de confiance. Je suis secouée par les récits de transhumance, de sauvetage en mer, de mères analphabètes laissées seules au bled, de fuite des traditions néfastes, dont l’excision. Je suis portée par la puissance incroyable des guerrières que je rencontre. La plupart n’ont jamais écrit. Les voilà autrices. Leur force et leur joie me contaminent.
Je réalise à quel point la finalité de ce devoir de transmission intime et politique que je me suis donné à travers ParagraFes est inestimable. En sortant de l’ombre les tranches de vie uniques de ces femmes invisibilisées, c’est la “grande” histoire du déracinement de toutes les autres que nous permettons de raconter.
La fabuleuse expérience de vivre l’histoire de l’autre
Foire du Livre, où sont les autrices de la diversité ?
Le 15 mars 2025, notre ouvrage collectif est présenté à la Foire du Livre. Une consécration ? Je me promène dans les allées et je ne retrouve pas les visages ni les accents mêlés que j’ai croisés depuis novembre. Leur voix et leur regard me manquent. J’anime notre présentation avec conviction et c’est un succès. Les passants, les bras chargés de sacs de livres, s’arrêtent pour nous écouter. Sur la scène des Savoirs, comme avant à la Librairie Brin d’acier, nous racontons les petites et les grandes choses de la vie que nos ainées désiraient raconter, sans les lester de nos postures féministes, antiracistes ou postcoloniales.
Depuis le début, j’étais claire : les écrits se détacheraient de la rhétorique militante et jailliraient du sensible. Il s’agirait de ralentir et de ressentir avant d’écrire et de dire. De comprendre comment les femmes ascendantes avaient éprouvé les épisodes de leur passé et quel sens elles leur donnaient. Armées de la formule de ralliement bien connue “l’intime est politique”, je souhaitais que les autrices endossent, comme moi dix ans auparavant, la position peu familière d’équilibriste de l’intime.
La dynamique est amorcée et nous la continuons là où nous sommes invitées. Dans le secteur artistique, ce sera avec un atelier au Poetik Bazar en septembre 2025 et une soirée micro ouvert à la Maison Poème le 27 novembre. Dans la presse, les articles et les émissions radio et TV continuent de s’additionner à la quinzaine de publications déjà engrangées. Petit à petit, notre communauté s’élargit. Ce sont aujourd’hui 200 femmes qui ont participé à nos projets, ateliers et formations, en collaboration avec plus de 15 partenaires des secteurs culturels, de l’égalité des chances et de l’inclusion.
Je n’ai pas mesuré l’intérêt que susciterait (Grands-)mères en lumière. Aux femmes qui y ont collaboré et sont devenues mes complices, j’ai posé la question : pourquoi ce succès ? que révèle cet engouement ? Il y a bien sûr ce lien à nos mères et à nos grands-mères, de cœur et de sang, qui est universel et parle à chacun et chacune d’entre nous, de l’immigration ou pas. Mais il y a autre chose. Ces larmes de tristesse, de rage et d’impuissance à réparer l’injustice et la frustration qu’elles ont vécues, nous les avons partagées. Ces étreintes, de complicité et de sororité, ce plaisir à se retrouver et vivre l’histoire de l’autre, nous les avons amplifiés, avec générosité et authenticité. Et si les flammes brûlent au dedans, c’est de colère joyeuse. Car la recherche du “beau”, dans les mots et dans les liens, n’a cessé de me guider. C’est ainsi que je résiste, et que j’invite, par ces temps sombres et brutaux, à continuer de témoigner et résister.
[1] Leonora Miano, Écrits pour la parole, L’Arche, 2023.
[2] J’ai finalement écrit et publié mon récit autobiographique Le voyage d’Andrea aux éditions L’Harmattan (collection Encres de vie). Je l’ai construit autour des souvenirs de ma mère Loreta Caiano et m’adresse à ma fille à qui je transmets nos héritages. https://urlr.me/sWynAK. Un autre livre sera écrit pour mon fils, autour des héritages de mon père, Luciano Varrasso.
[3] Conception et coordination du projet, formation des autrices au récit de vie, direction du livre: Manuela Varrasso. Co-mise en scène de la lecture performée avec Julie Lombé et Malika El Barkani. Contribution scientifique : Fatima Zibouh. Appui et conseil à la mise en œuvre: Karima Amrous. Relations presse : Wafaa Hammich. Réseaux sociaux : Méline Djender et Lila Ratsimitraho.
Pourquoi l’écriture autobiographique et le récit de vie font tant de bien aux femmes et personnes issues des minorités ?
Théoriquement, on peut répartir les bienfaits de cette écriture en trois. Sur le plan intellectuel, elle aide à comprendre, à trouver une cohérence, à donner du sens aux événements. Sur le plan émotionnel, elle permet de s’alléger, de prendre du recul, de se libérer. Enfin, d’un point de vue historique, elle stimule la réappropriation du passé et la construction du futur, en laissant des traces. Pour les femmes, ou les personnes qui se sentent minorisées ou invisibilisées, ces bénéfices sont décuplés, car leurs histoires de vie ne sont pas assez racontées, elles doivent alors les écrire elles-mêmes. Et c’est puissant.
Pour organiser un atelier, co-construire un projet ou une formation pour vos publics, contactez Manuela Varrasso – ParagraFes asbl
0478/54 41 12
3 minutes, 3 questions à Manuela Varrasso