#329 - mars 2016

Homme de lettres, dézingueur de clichés

Entretien avec Safet Kryemadhi

Depuis 2013, Safet Kryemadhi signe un livre par an sur l’Albanie, le pays de son père. Monothématique ? Certainement. Mais surtout ouvert à la rencontre des cultures et attaché à déconstruire, à sa façon, des préjugés aussi coriaces que caricaturaux. Causerie autour de son troisième livre, une anthologie de “Légendes, fables et contes albanais”.

 

AI : D’où vient ce besoin ou cette envie de faire connaître l’Albanie ?

 

Safet Kryemadhi : Né en Belgique en 1963, je suis le fils de Bajram Kryemadhi qui avait fui l’Albanie communiste à l’époque de la Guerre froide. Jusqu’en 1989, le mur de Berlin divisait l’Europe, avec l’impossibilité d’entrer en Albanie. Ce qui laissait libre cours à l’imagination et aux représentations légendaires, transmises notamment à travers les récits familiaux.

 

Il existait dans la diaspora un amour mélancolique pour le pays des aigles, une avidité de connaissance qu’accentuaient d’ailleurs les maigres informations accessibles. Parler de l’Albanie c’était fournir la preuve de son existence. En Europe occidentale, l’Albanie n’existait presque pas. On en parle d’ailleurs toujours peu en dehors des crises politiques ou de la littérature, avec l’immense Ismail Kadare. Pourtant plusieurs aspects positifs de ce petit pays balkanique mériteraient d’être relevés. Comme l’harmonie religieuse, en ces temps de fanatisme et d’intolérance, que résume la devise: “Chacun prie Dieu comme il l’entend.”

 

Je vis dans le présent, c’est-à-dire à la jonction du passé et de l’avenir. Faire le lien entre deux époques me semble essentiel, notamment pour la nouvelle génération de Belgo-Albanais. Même si elle est souvent invisible socialement, la communauté des Albanais de Belgique est importante. 

 

Je réalise aussi que, parmi la jeune génération, par ailleurs pleinement intégrée en Belgique, beaucoup connaissent à leur tour mal l’Albanie. Aujourd’hui, les dynamiques et tourments de la globalisation marginalisent les cultures traditionnelles qui façonnent pourtant la personnalité d’un peuple et forment le roman des origines. J’ai donc mis au jour pour le public francophone des caractéristiques morales albanaises, comme la besa (le serment donné dont rien, même la mort, ne peut nous délier). La plus grande offense est de traiter quelqu’un de “i pa besë“, c’est-à-dire”qui n’a pas de parole”. Il y a encore l’hospitalité homérique qui émerveillait tant les voyageurs d’antan. Une anecdote pour illustrer ce fait. Au pacha ottoman qui demandait à un montagnard condamné à mort et sur le point d’être exécuté si c’était le jour le plus noir de son existence, celui-ci répondit sobrement que le jour où il n’avait pu accueillir dignement un hôte, tant il était indigent, resterait le plus sombre.


Le fil conducteur des différents livres réside dans cette incitation permanente au voyage, au gré de la mémoire, des anecdotes historiques, des témoignages et de ce qui fait la culture populaire.

 

L’anthologie qui vient de paraître propose, à côté des grandes légendes héroïques et de petites fables morales, des contes qui nourrissaient autrefois l’imaginaire des enfants  ou exorcisaient les peurs en expliquant l’univers albanais, à l’âpre splendeur. L’électricité est arrivée très tard en montagne où les hurlements des loups et des bruits inquiétants scandaient la nuit des maisons solitaires. Chaque geste, signe ou son recelait une signification dans cette société particulièrement superstitieuse. Ainsi les sombres forêts sont habitées par des fées protectrices ou malveillantes qui organisent le désordre cosmogonique apparent. 

 

Comment vous y êtes-vous pris pour compiler et traduire cette culture populaire, le plus souvent orale?

 

Safet Kryemadhi : Je suis un dilettante dans le sens plein du terme : je procède en amateur, par goût. Je travaillais sur la revue Albania, publiée en Belgique à la fin du XIXe siècle par une brillante figure intellectuelle albanaise, Faïk Konitza. Cette revue consignait légendes, superstitions, anecdotes, devinettes et proverbes. Il s’agit d’un réel trésor que je voulais partager avec des lecteurs. Ainsi m’est venu l’idée de composer un florilège de ces récits. J’ai encore réuni plusieurs contes imaginés parmi les Albanais d’Italie, les Arbëresh (qui avaient quitté leur pays après la conquête turque au tournant du XVIe siècle pour s’installer en petites communautés en Sicile ou en Calabre). C’était des textes écrits en vieil albanais, presque phonétiquement, vu qu’un alphabet codifié n’existait pas, proposés aussi dans une version italienne dialectale. 

 

J’ai découvert ensuite de vieilles légendes éparses dans d’anciennes revues folkoristes françaises. Des recherches sur Internet m’ont permis de mettre la main sur deux ouvrages publiés avant la Seconde Guerre mondiale aux Etats-Unis. J’ai donc essayé de fondre toutes les sources. Cela dit, ce livre n’est pas un essai pour les spécialistes du genre. Il espère d’abord trouver le public le plus large. 

 

AI : E quoi vos livres œuvrent-ils à dégommer les préjugés qui collent aux Albanais de la diaspora ?

 

Safet Kryemadhi : Dans la préface au Voyage en Albanie, j’invite le lecteur à entreprendre réellement ce voyage. C’est une raison d’être du livre. Le pays est peu ou mal connu. Les préjugés sur les habitants se réfèrent aux expressions de violence ou à la criminalité. Depuis toujours, les Albanais ont dû combattre l’adversité : conquêtes, dominations étrangères, dictature, insécurité. La violence faisait partie de la vie quotidienne. Un dicton rend compte du caractère emporté  des Albanais: “Brûler la couverture pour une puce.” La période communiste ne toléra ensuite aucune violence en dehors de la sienne. Une fois ce régime effondré, tout a été privatisé. L’Etat a perdu le monopole de la violence. Les différends entre familles ou entre voyous se sont réglés en dehors de l’Etat d’autant que la justice était souvent corrompue. Quant à la criminalité, elle n’est certes pas un mode de vie puisque la toute grande majorité de la population se dissocie de cette image ruineuse.

 

Je souhaite donc qu’on porte un autre regard sur l’Albanie et les Albanais, voire à le densifier. Tout préjugé instrumentalise la réalité pour renvoyer l’autre à une prétendue différence irréductible. 

 

AI : À lire votre anthologie, on constate que la culture populaire albanaise est très européenne. Œdipe est convoqué, Roméo et Juliette également. Lafontaine a puisé dans Ésope, les Albanais aussi. Toutefois, dans ces emprunts et allers-retours, vous mettez en évidence les adaptations “à l’albanaise”. De quoi s’agit-il?

 

Safet Kryemadhi : Le mythe d’Œdipe a une résonnance universelle, comme les amours contrariées de Roméo et Juliette qui, toutefois, dans la version albanaise, finissent bien et d’une façon quelque peu inattendue pour le lecteur non albanais.

 

Les légendes sont empruntées à des grands chansonniers épiques qui content la geste des héros à l’époque de la conquête ottomane, à la manière en France de la chanson de Roland au XIIe siècle. Puis il y a des saynètes qui mettent en scène des animaux. Toute fable sécrète une morale. Le loup et l’agneau de La Fontaine devient Le loup et le bélier en Albanie. Avec un bélier qui ne se laisse pas faire, contrairement au mouton, et qui par la ruse abat le loup d’un grand coup de corne. La morale chez La Fontaine : il faut toujours baisser la tête et subir avec fatalité les raisons des puissants. Chez les Albanais : il faut ruser quand on a affaire à plus fort que soi.

 

Cela dit, l’intérêt tient dans le fait que ces contes appellent plusieurs lectures, en fonction de la psychologie et de l’histoire de chacun. De plus, ils peuvent se contredire entre eux, ce qui reflète une culture populaire vivante et faite de paradoxes. Loin d’être univoques, ces lectures se prêtent au plaisir de l’interprétation. 

 

Propos recueillis par N.C.