#353 - septembre/octobre 2020

Hospitalité langagière

A la VUB, 20 % de l’ensemble des étudiantes et étudiants viennent de l’étranger. A la VUB on parle une cinquantaine de langues. Un peu plus de la moitié des étudiants parle le néerlandais à la maison, les autres le français, l’arabe, le turc, le russe, l’anglais, l’espagnol, et bien souvent la langue maternelle n’est pas l’unique langue maitrisée. Cette diversité ne cesse d’augmenter, dans les auditoires comme dans Bruxelles. Voici une expérience féconde de remise en question des pratiques enseignantes pour valoriser cette diversité.

Dans le Centre de Langues Académique de la VUB, où je travaille depuis 1O ans, les étudiants suivent des cours en néerlandais, en français, en espagnol, en italien et en allemand. Ils y étudient, adoptent et transforment des langues dites étrangères avec amour ou sans amour, par envie ou par obligation, mais principalement parce qu’ils sont inspirés par, engagés dans et reliés à la ville de Bruxelles, ses citoyens et ses réseaux de plus en plus européens et internationaux. Pour la plupart des étudiants, le multilinguisme est une réponse résiliente au contexte de globalisation dans lequel ils évoluent.

 

L’extrême hétérogénéité des groupes avec lesquels travaillent les professeurs (de langues) à la VUB ne peut qu’inciter les enseignants et chercheurs à la réflexion critique sur (principalement) deux plans. D’abord philosophique, car la diversité culturelle touche à des questions sur le lien entre langue et identité. Ensuite, sur le plan pédagogique, cette diversité nous oblige à remettre en question nos pratiques.

 

Comment accueillir la diversité qui n’est pas que culturelle ni linguistique, mais complexifiée par nos stratégies psychoaffectives, notre formation, notre sexe, notre peau, nos identités composites ? Comment valoriser la diversité culturelle et comment accompagner l’interaction entre les différentes communautés en présence sur nos campus ? Comment outiller nos étudiants à plus d’agilité internationale pour leur permettre de nommer leurs joies et leurs souffrances, d’apprendre ensemble, de reconduire des savoirs et d’agir en vue de construire la société de demain ? Comment organiser des programmes de cours de langues à partir des descripteurs de l’enseignement supérieur qui ne prennent pas en compte la diversité de nos publics?

 

Des questions auxquelles il est impossible de répondre seuls, se disent sans doute bien d’autres enseignants comme moi, à l’université comme à l’école.

 

Perspective institutionnelle


En 2019, la VUB et l’ULB ont ouvert pour la première fois depuis leur séparation en deux ailes linguistiques l’année académique 2019-2020 ensemble. Les deux universités se sont promis de resserrer les liens pour mener ensemble des projets. Elles se sont données comme mission de décloisonner les savoirs et de construire davantage de ponts et de partenariats avec la société civile par le biais du projet We.KoneKt.Brussel, admettant ainsi qu’elles ne sont pas les seules détentrices de savoir.


Réunions d’intelligence collective de la communauté d’apprentissages des enseignants dans le cadre du projet Community Engaged Research and Learning de la VUB (plus d’info: www.univercity.be).

 

Cette dynamique institutionnelle est la traduction organisée d’un grand nombre de petites initiatives à l’échelle individuelle d’enseignants et de chercheurs qui veulent transformer leurs pratiques en créant des réseaux d’apprentissages et d’intelligences collectives constitués d’acteurs de tous horizons, de toutes disciplines et pratiques confondues, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’université, dans le but d’avoir de petits et de plus grands impacts réciproques facilitant la transformation individuelle, collective et institutionnelle comme piliers du progrès social et durable.

 

La mise en réseau, une autre perspective


La formation d’Agent de développement et de médiation interculturelle au CBAI m’a poussée à remettre en question ma pratique de cours à la VUB. Je suis convaincue que la connaissance « n’appartient pas » ; j’ai contacté d’autres associations comme Les Ambassadeurs d’expression citoyenne à Bruxelles. Mettre en réseau me permet de me sentir soutenue pour continuer d’apprendre et redessiner mes cours de manière réfléchie.

 

J’ai conçu mes cours comme un aller-retour entre la théorie et la pratique, la littérature et la linguistique, le discours et l’histoire, le subjectif et l’objectif, la parole et le récit, l’évènement, le lexique et la syntaxe. En plaçant l’interculturel comme élément clef de l’apprentissage, j’ai appris à transiter vers une manière d’enseigner plus centrée sur le vécu des étudiants, prenant en compte le cadre de référence de chacun.

 

Le maître ignorant est celui qui laisse l’étudiant vérifier ce qu’il sait et tirer de lui-même les leçons de sa propre expérience. Comme l’a si bien expliqué le philosophe Jacques Rancière1, il s’agit de traduire un savoir dans un autre.

 

C’est ce que nous apprend Jacques Derrida dans Le monolinguisme de l’autre (1996). Il y explique qu’il aime le français peut-être plus qu’un Français d’origine et que c’est sans doute parce qu’il l’aime comme un étranger qui a été accueilli. Ça m’a beaucoup fait réfléchir, car qui faut-il remercier au final des langues qu’on parle ? N’avons-nous tous pas adopté la langue d’un autre, à commencer par celle de nos parents ? « Une langue, on se l’approprie, on la partage, on la transforme avec amour – en respectant dans l’irrespect sa loi secrète. » Ce qui me fascine dans cet aveu singulier, c’est qu’il n’a rien d’unique et qu’il est exemplaire de toutes celles et ceux qui parlent plusieurs langues et doivent chercher à les faire coexister à l’intérieur d’eux-mêmes, tout comme dans les univers auxquels ils appartiennent.

 

C’est ce qui m’a motivée à organiser entre 2018 et 2020 un cycle de récits migratoires afin d’observer et de documenter le multilinguisme à Bruxelles. Une sorte de recherche-action avec plus de 500 étudiants-participants. L’expérience des récits migratoires s’incarne dans un mouvement éidétique, à savoir un retour à l’essentiel, à l’intuition qu’il est important d’accueillir avec bienveillance. L’expérience permet de se resituer et d’adopter une posture nouvelle que nous intégrons progressivement et qui nous permet de rencontrer l’autre avec peut-être un peu plus de douceur. Le fait de revenir à soi, de passer par sa langue maternelle, de traduire et d’accueillir une autre langue dans la sienne, c’est se faire autre pour comprendre. Cette traduction transforme nécessairement la langue étrangère en un regard porté sur l’identité.

 

Quel rapport entre langue et identité ?


Le rapport entre langue et identité s’exprime de nombreuses manières dans la mise en récit de soi. D’abord, parce qu’en passant par la parole, on relie l’intime à la construction de soi. Ensuite, parce qu’on explore ses différentes identités sociales, on comprend qu’elles sont composites, liées à celles des autres et on constate qu’elles sont traversées de pléthore de croyances, de stéréotypes et de préjugés qui méritent d’être déconstruits. C’est un processus interactionnel qui déborde de sens et qui permet de se construire avec l’autre, et non en opposition à l’autre. On arrête d’être empêché dans son processus de devenir, comme dirait le philosophe Gilles Deleuze. En somme, c’est comme un cadeau : on se (re)donne une chance de s’émanciper en plaçant le moi dans le nous. La réappropriation du collectif change complètement la donne en modifiant non seulement la carte langagière des apprenants, mais aussi le rapport à soi et à l’autre.

 

A quoi sert l’hospitalité langagière ?


Le processus permet de travailler sur l’hospitalité langagière au sens défini par Paul Ricœur. La traduction de son histoire personnelle par le biais d’un exercice comme le récit migratoire rend possible l’ouverture de soi à l’autre et favorise les relations pacifiques parce qu’on prend conscience qu’on est tout autant un étranger que l’autre. Faire l’expérience de l’exil c’est comme regarder un horizon au travers de plusieurs paires d’yeux et ça permet de reconstruire l’unité plurielle du discours humain.


A mon sens, la notion d’hospitalité langagière mérite d’être dépoussiérée et traduite dans les descripteurs concernant les prérequis linguistiques de l’enseignement secondaire et supérieur. Aujourd’hui à Bruxelles, nous ne pouvons plus partir du principe que tous les étudiants arrivent aux portes de nos écoles et de nos universités avec le même bagage. Il est clair que la diversité des parcours doit être prise en compte et que nous devons repenser notre enseignement.

 

J’espère que mon approche des langues dites étrangères puisse inspirer d’autres enseignants à transiter vers des manières de faire cours qui ne contrôlent pas uniquement le savoir, mais qui permettent de le co-construire ensemble. J’espère aussi que la richesse des pratiques issues de la société civile puisse continuer d’inspirer la recherche et les pratiques enseignantes car, ici aussi, c’est en créant des réseaux d’apprentissages et d’intelligence collective que nous pouvons continuer d’apprendre et de nous élever.

 

Le Centre académique des langues de la VUB  : www.vub.be/acto

 

En ligne sur Vimeo : “Agilité internationale”, vidéo de 13′ réalisée par des étudiants de la VUB.

[1] Jacques Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, éd. Fayard, 1987.

Paroles d'étudiants

Tlaitmas

L’immigration relève d’une illusion collectivement partagée par le pays d’émigration, le pays d’immigration et par les immigrés eux-mêmes. C’est une vérité qui m’apparaît plus clairement depuis que j’ai étudié les textes d’Abdel-Malek Sayad. La grande illusion de l’émigration est traversée de croyances qui méritent d’être déconstruites, car elles ne font que démentir continument la réalité du phénomène. C’est une chose qu’on a taché de faire dans ce cours et je peux vous dire que ça change la donne.

 


 

Maxime
L’identité d’une personne doit être conforme aux coutumes ou bien à ce que les institutions nous imposent. L’homme est empêché dans son processus de « devenir », il est censé obéir aux ordres. C’est du moins ce que pense Gilles Deleuze en proposant son concept des « molaires ». Les molaires sont les dents le plus fortes et aussi le plus difficiles à déchausser. Dans notre société, les forces molaires sont en rapport avec les images de l’homme blanc, adulte hétérosexuel. En fait, elles sont basées sur des oppositions binaires homme versus femme. On a vraiment déconstruit tout ça pendant le cours.

 


 

Myriam
“Nous ne sommes pas faits d’atomes, mais d’histoires”. C’est ainsi le dramaturge uruguayen Eduardo Galeano s’adresse aux scientifiques de notre époque dans Les Veines ouvertes de l’Amérique latine. “Nous sommes les enfants des jours, les enfants du temps…” Cette année m’a montré que les différences rapprochent et l’exercice de récit migratoire en particulier m’a poussé à connaitre mon histoire pour mieux comprendre celles des autres.

 


 

Minne

Ce que j’ai appris c’est qu’il faut résister à la tentation de réduire l’altérité de l’autre, de plier le langage de l’étranger aux schémas contraignants de la langue d’accueil. En faisant cela, on pratique ce qui Ricœur appelle l’hospitalité langagière, ça veut dire accueillir l’altérité, essayer de s’entendre en se respectant mutuellement et en préservant son étrangeté et ses divergences.