#377 - mai/juin 2025

Ils ne souffrent pas comme prévu [1/3]

Les jeunes exilés qui résident aux Hirondelles à Assesse y sont accompagnés par un projet pédagogique qui prête attention aux vulnérabilités physiques et psychiques générées par leur exil forcé. Violences, maltraitances, séparations brutales, deuils, abandons – autant de blessures dont les projections échappent au temps linéaire et aux objectifs planifiés. Ce texte raconte comment un dialogue initiatique s’engage alors au quotidien entre les acteurs, transformant les pratiques pédagogiques en école de l’humilité. Se (re)jouent des scènes qui convoquent une forme de réciprocité dans les douleurs de l’exil, ses traumatismes, ses résiliences aussi. C’est une longue histoire, largement méconnue. Nous la publions en 3 épisodes, dans les Imag de juin, d’octobre et de décembre 2025. Ce premier épisode démarre sur l’observation et le décodage de rituels de protection qui autorisent la mise en récit.

 

Dans les années 1960, à l’Université de Stanford aux Etats-Unis, des psychologues1 étudient le biofeedback2 et expérimentent diverses techniques susceptibles de provoquer des changements d’humeur programmés. Un de leurs objets de recherche concerne la puissance métaphorique des histoires éducatives enseignées par Idries Shah, vulgarisateur du soufisme en Occident3.

 

Sagesses métaphoriques

 

Les effets étonnants des histoires-enseignements intéressent rapidement d’autres psychologues et psychiatres, qui tentent de valoriser les vertus thérapeutiques de la méditation et des états de conscience modifiés: ils observent notamment comment des contes énigmatiques ou surprenants peuvent transformer de manière non consciente le mode de conscience normal de leurs étudiants. La psychologie transpersonnelle est née, esquissant – notamment par la voie narrative – un dialogue nouveau entre science et spiritualité.


Au-delà de ce champ de recherche particulier, la pratique métaphorique semble en effet s’exprimer sous de multiples formes à travers le monde. L’Ākāśa des hindouistes (du sanskrit आकाश), par exemple, est le cinquième élément de l’Āyurveda : il signifie l’éther et est principalement caractérisé par le son (śabda). L’univers tout entier en est composé : tout ce qui prend forme (l’air, les liquides, les solides, le soleil, la terre, les étoiles, le corps humain, les animaux, les plantes, etc.) émane de l’Ākāśa, tandis que le prâna s’y manifeste en tant que force infinie et omniprésente.

 

Le concept de cinquième élément est repris par plusieurs traditions ésotériques occidentales pour expliquer que cet éther immuable emmagasine en permanence toutes les pensées et actions réalisées au cours des siècles : c’est dans cet enregistrement akashique, sorte de mémoire universelle, que puiseraient les pratiques de transe, de clairvoyance et d’hypnose.


L’inconscient collectif de Jung en est une variante, en tant que “dépôt constitué par l’expérience ancestrale depuis des millions d’années”4, tandis qu’au début du 20e siècle, la Quatrième voie de Georges Gurdjieff5 développe l’idée que le croisement entre les méthodes du fakir, du moine et du yogi permettrait d’atteindre le plein potentiel humain (conscience unifiée esprit-émotion-corps) – un concept précurseur de la pleine conscience contemporaine.

 

À travers toute l’Afrique de l’Ouest résonne le Nommo, conception que la vie, même sa matérialisation, repose sur la parole et que cette parole doit sans cesse être répétée, recréée, réinterprétée. Pour les Mandés, c’est la parole qui diffuse l’énergie primordiale de la création et incarne le pouvoir générateur du Nyama. Son pouvoir talismanique peut non seulement protéger des maléfices, mais aussi changer le cours des événements. Aucun être, aucune réalité ne trouve sa place dans le monde tant qu’elle n’a pas été nommée. La puissance est dans ce qui est explicitement dit: raison pour laquelle la culture malinké a toujours quelques fables, chansons ou histoires à raconter.

 

Once upon a time6

 

L’entrée en matière des contes et histoires pour enfants témoigne de la fonction protectrice des rituels métaphoriques et de leur diversité créative en matière de diversion.

 

“In that only place” (tamoul) ; “Dans les temps anciens, quand les tigres fumaient…” (coréen); “Il était une fois dans un coin du monde où tout le monde avait un nez…” ou “Il était une fois, lorsque les bêtes parlaient et les hommes étaient muets…” (catalan) ; “Voici une histoire! C’est une histoire.” (yoruba); “Za siódma góra za siódmym lasem”, “Derrière sept montagnes, derrière sept forêts…” (polonais); “Ils disent sept forêts et sept montagnes, et nous disons sept rivières et sept mers…” (algonquin); “Il y avait et il n’y avait pas…” (romani); “Ça a été, nombreux sont ceux qui ont été” (arabe); “Noong unang panahon “, “Au commencement des temps…” (tagalog), etc.

 

Les contes maoris commencent par une longue généalogie qui reconnecte les humains aux éléments de la nature, par exemple: “Terre et ciel s’unirent et eurent un enfant appelé Tane (la forêt); Tane eut un autre enfant appelé Mumuwhango et Mumuwhango eut un autre enfant, et cet enfant a dit qu’il avait été élevé sur l’océan. Un jour, l’enfant sur l’océan rencontre un groupe de dauphins…”

 

En disant sans dire, les contes court-circuitent nos mécanismes de défense et révèlent de façon subtile ce qui est caché, sans le dévoiler. Ni écran, ni menace : ils ritualisent la parole pour en neutraliser les risques. En effet, dans de nombreuses traditions, ce qui est nommé prend le risque d’être concrétisé, raison pour laquelle on évite de raconter les cauchemars, de nommer les créatures invisibles, d’attirer le regard sur ce qui est énoncé, de révéler le nom de l’enfant avant le symbolique 7e jour, etc.


Ainsi nous met en garde le poète Henri Michaux !

 

Connais ton code et garde ce qui peut être gardé.
Détourne-toi des rusés aux longues oreilles.
Dans les plus anciens contes du monde,
l’importance particulière des secrets à garder
est constamment signalée.
Le danger de la divulgation, l’as-tu oublié ?7

 

Révélations sous protection

 

Le Kàsàlà8, quand il révèle et proclame, prend lui aussi la précaution de la métaphore. La pratique d’auto louange initiatique est présente dans toute l’Afrique subsaharienne et y joue un rôle social important : l’individu s’y met en scène, avec humilité et hyperbole, comme un objet esthétique digne d’admiration, au même titre que les autres créations de l’univers. L’art du Kàsàlà consiste à prendre distance de soi pour se libérer de ce qui doit être dit. C’est ainsi qu’on s’autorise à rire de soi, à louer ses propres failles, mais aussi à passer des messages à la famille, à louer les qualités d’un ami dans le besoin, à louanger son pire ennemi.

 

Les cultures amérindiennes déclinent, quant à elles, une grande variété d’histoires, de paraboles et de fables qui entourent de protections symboliques ce qu’elles révèlent de leurs relations avec les esprits.

 

Les portes sont différentes, mais les clés sont les mêmes : les entrées en matière sont ritualisées, les révélations sont codées, l’intemporalité est préservée. L’inconscient collectif est convoqué sous condition.

 

Notre hypothèse est que cette dimension universelle peut être utilement mobilisée pour élargir le champ de nos regards professionnels. C’est ce que nous nous proposons d’explorer ici au fil de quelques dialogues énigmatiques.

 

Rappelons-nous que la plupart des rituels d’appartenance et de passage mettent en scène la souffrance. C’est donc avec elle que commencent nos observations.

 

Dialogues énigmatiques

 

C’est l’histoire d’un homme qui cherche sa clé par terre. Quand un voisin qui passe par là lui demande si c’est bien l’endroit où il a perdu la clé, l’homme répond : “Non, je l’ai perdue chez moi, mais ici il y a plus de lumière9.”

 

Dans nos différents registres professionnels, nous sommes formés, et en quelque sorte “armés” de concepts et de méthodes, que nous mobilisons pour penser et agir en situation inédite. Ces outils peuvent nous aider, mais ils peuvent aussi nous induire en erreur. Dans certaines circonstances, une forme d’incompréhension ou de mal-entendu naît de leur confrontation avec l’imprévu.

 

Le décodage culturel, par exemple, permet de se décaler, et souvent de mieux accompagner le quotidien, mais cette façon de faire se heurte au vocabulaire univoque et linéaire du système. Il arrive alors que, prisonniers de notre impensé, nos outils ne fonctionnent pas ou plus. Quelque chose s’est décalé, nous échappe, nous déjoue.

 

Par exemple, on pourrait s’attendre à ce qu’un jeune qui a vécu des violences extrêmes les reproduise. Or, dans les faits, nous observons très peu de violence. Un jeune séquestré en Libye devrait répondre violemment à tout interlocuteur qui ressemble à ses tortionnaires. Mais la réponse est tout autre. Après quelques semaines d’adaptation sombres et silencieuses, il remercie son éducateur sans crier gare : “Merci Monsieur Ahmed ! Merci de quoi ?” Il faudra un certain temps pour obtenir une réponse explicite : C’est la première fois que je rencontre un Arabe qui pense à autre chose qu’à me torturer…

 

Là où nous avons appris à interpréter des personnages de fonction et des rôles institués, les jeunes déjouent nos scénarios. Ils vivent dans l’instant, font “avec ce qu’il y a”, à la recherche du seul point de repère qui les intéresse vraiment : qui nous sommes.

 

Alors ils nous décalent

 

Quand il obtient son statut, il doit quitter le Centre sans préavis : il “est déménagé” à une centaine de kilomètres, pour une période de transition absurde d’un mois et demi ! Sur un bout de mur à moitié camouflé par son lit, un tag dépouillé nous convoque subtilement sur le terrain de la sincérité…

 

Celui qui t’aime ne t’abandonne jamais, 
même si tu es une épine dans sa main.

 

Un autre résident pète les plombs sur une phrase qu’il interprète – à tort – comme un verdict blessant : “En l’état, ton dossier a 10 à 15 % de chance de passer.” Pour nous, c’est une phrase stimulante qui doit le pousser à l’action : nous le confrontons à une réalité qu’il doit intégrer pour pouvoir agir sur le cours des choses. C’est une information utile, pragmatique et nécessaire.

 

La réponse est cinglante et explose sur les murs de sa chambre. Jusque-là, il n’avait rien manifesté d’autre qu’une sorte de réserve tranquille, parfois un repli dans la tristesse, mais sans jamais démentir son humble posture silencieuse. Là, il implose et nous perdons le contrôle.

 

Durant tout ce temps, nous avions été avec lui dans la relation fonctionnelle : scolarité, procédure, santé, trajet à telle heure, etc. Il a pris le temps de nous jauger, puis nous a convoqués ailleurs: il nous a sommés de nous expliquer. C’est ça que vous voulez ? C’est votre projet pour moi ? Que je sois exclu et traité de menteur ? Nous avons compris que nous étions en train de le perdre.

 

De respectueuse, la posture est devenue bien-veillante. Nous avons entendu son exigence de relation (encouragez-moi ! soutenez-moi ! ne m’enfoncez pas !), le contenu du message n’étant que subsidiaire. Il a entendu notre sincérité sur le fond et notre contrainte sur la forme : il a accepté que ce qui l’avait blessé n’était qu’un vocabulaire de fonction. À une condition néanmoins: se laisser décaler. Sa version de l’histoire nous oblige à revenir là où la clé a été perdue.

 

Un résident s’apprête à partir en activité. Il s’est inscrit pour le dimanche, mais le nombre étant insuffisant, il est invité à rejoindre le groupe du samedi. Jusque-là, tout va bien. Soudain, les candidats se bousculent au portillon. Un groupe discute pour que l’inscrit renonce à sa place. Nous tentons de justifier la décision : rien n’y fait et la pression monte. La barrière de la langue semble infranchissable. Trois ténors persistent obstinément à réclamer leur préséance. Un collègue quitte sa place derrière l’ordinateur et prend le temps de s’asseoir au milieu du groupe avec la fiche d’inscription. Il montre les cinq inscrits du samedi et pose la question : qu’est-ce que je fais ? L’un des “ténors” percute, s’incline et explique aux autres qu’il n’y a pas d’injustice. S’il y a une injustice, on la répare, mais là, il n’y en a pas ! Les derniers convaincus expliquent la même chose aux deux ultimes résistants. Le propos se décale : ce n’est pas parce que tu as fait quelque chose… ; c’est parce que nous sommes ce que nous sommes… L’injustice est dissoute.

 

Il semble vivre dans une forme d’acceptation d’avoir été abandonné par les siens. Dans notre conception des choses, il est en quelque sorte prévu qu’il souffre, mais lui semble avoir choisi autre chose. Au lieu de refuser de s’attacher – comme prévu – il s’attache à tout le monde et, de surcroît, il est en bonne santé. Nous ne savons pas quoi faire de notre incapacité à trouver du sens dans cette absence de souffrance. Jusqu’à ce qu’il nous décale à son tour en revenant régulièrement nous voir, après son transfert, se montrant si ostensiblement flatteur que ses éloges exagérés finissent par en donner la clé : nous pensons qu’il en fait trop, qu’il en rajoute parce qu’il ne nous fait pas confiance. Mais une autre version est possible, plus subtile et surtout plus intéressante : “Si c’était vrai… !” S’il nous inventait en personnages idéaux et y croyait vraiment !

 

Le “groupe des Afghans”

 

Et voici que les jeunes Afghans qui nous entourent, au lieu de s’isoler, s’engouffrent dans le collectif. Les nuits sont agitées. Ils se racontent en boucle leurs exploits de la route d’exil et leurs histoires de passage, revivant la fuite, mimant les événements. Leurs récits ne s’interrompent que pour manger : lorsque le repas est déposé, une pause s’impose – accessoirement alimentaire, car elle s’apparente plutôt à une sorte de respiration ou de répit. On se relâche, on sort de l’énergie de la fuite pour se poser là et se rappeler qu’on est passé. On a inventé la version “je suis en sécurité avec des haricots”. La sécurité du ventre, tous ensemble.

 

De temps en temps, une divergence décale une nouvelle fois le propos. Celui-là choisit de faire autrement : il partage son beau souvenir d’Istanbul et passe ses nuits à regarder des vidéos de New York. Celui-là raconte son rêve : on lui a envoyé une décision positive ; il court chez ses amis pour lire ce qui est écrit ; c’est du Coran ! Le papier s’est transformé en quelque chose de sacré…

 

Alors, dans la foulée, nous inventons “le groupe des Afghans” ; une formulation somme toute assez pratique, dont nous usons stratégiquement lorsqu’un comportement défie notre entendement. Quand ça nous arrange (barrière de la langue, cuisine improvisée, apaisement d’un conflit, etc.), nous nous servons des groupes et de leur autogestion pour nous faciliter la vie. Nous rencontrons alors volontiers leurs besoins et tout va bien.


Mais la contrepartie finit par nous déranger : ils restent entre eux et font du bruit, bougent, crient, mettent la musique à fond. Alors nous nous adressons à nouveau à eux comme des éducateurs. Il y a des règles, il faut les respecter !

 

Un NON accompagné d’un geste clair – comme couper le wifi – serait un bon signal, mais notre impuissance à faire cesser le bruit nous ramène à la nécessité d’éduquer le groupe. Nous tentons de reprendre la main en brandissant la fonction.

 

Il bénéficie de la protection du groupe, mais nous interprétons qu’il en est l’otage. Nous lui demandons en quelque sorte de quitter la protection, sans autre issue que la trahison ! Comme il a l’impression, sans doute en partie fondée, qu’à nos yeux il “ne compte pas”, il multiplie les occasions de vérifier quelle est sa place, où est son rang. Nous répondons “à côté” !

 

Si le bruit ou le refuge dans le groupe est une fuite de soi, une façon de ne pas entendre son intérieur ou un moyen de faire déplacer l’éducateur pour se rassurer, rien n’y fera. Si le bruit est un marquage de territoire ou un brame rituel de défi, seuls des actes concrets ou symboliques auront un effet : notre phraséologie est de toute façon réduite à l’état de bruit de fond par la barrière de la langue.

 

Tant que nous pestons, nous perdons du terrain.

 

Pour nous, la réflexion sur le lien est très sophistiquée ; pour les jeunes, c’est au contraire très simple : soit une distance froide prévaut entre nous, c’est clair ; soit nous proposons une proximité chaleureuse, ça doit être clair aussi. On va donc mettre la posture à l’épreuve, entre les règles et le respect !

 

Parfois, nous ratons l’examen

 

Par exemple, le jeune demande quelque chose à notre personne et c’est la fonction qui répond : je ne travaille pas ce jour-là. L’interlocuteur “personne” qui se montre empathique quand tout va bien, se réfugie derrière la fonction quand ça l’arrange.

 

Il se blesse mais veille à ne montrer sur les photos que le profil qui n’est pas abimé : je te donne le côté de moi qui te convient.

 

Il n’est pas convaincu par notre façon de vouloir l’aider. Il ne signale sa douleur que lorsqu’il n’en peut plus : je te mets à distance tant que tu ne supportes pas ma souffrance. Alliant pudeur et fierté, il apprend vite, mais sa priorité va au groupe plutôt qu’à sa trajectoire personnelle. Il évite à tout prix de progresser plus vite que les autres et ne donne à voir que ce qui peut servir le groupe. Son corps nous dit qu’il souffre en silence, mais il met un point d’honneur à ne rien demander pour lui-même.

[1] Entre autres : Robert Ornstein, psychologue, cherche à réconcilier l’étude scientifique de la conscience et de la connaissance avec les traditionsde sagesse de l’Orient ; Charles Tart, psychologue et chercheur, est un des fondateurs de la psychologie transpersonnelle.
[2] Techniques de rétroaction biologique utilisée en médecine et en psychologie pour apprendre à modifier soi-même son activité physiologique en vue d’améliorer sa santé et ses performances.
[3] Idries Shah est né en Inde, descendant d’une noble famille afghane. Il a grandi en Angleterre, où il a passé une grande partie de sa vie. à diffuser des récits soufis et des histoires-enseignements tirées de sources orales et écrites du Moyen-Orient et d’Asie centrale.
[4] Selon Gerhard Adler, psychanalyste jungien.
[5] Georges Gurdjieff, né arménien sous l’empire russe, est à la fois mystique, philosophe et compositeur.
[6] Here is a story! Story it is! How fairytales are told in other tongues. Kate Lyons, in The Guardian, 19/04/2019.
https://www.theguardian.com/books/2019/apr/19/here-is-a-story-story-it-is-how-fairytales-are-told-in-other-tongues?fbclid=IwAR3wzuzfEt_caGn7Ym7vm9Gfe0Hel2yr6fvRh8dlCIVdOff0-c8Ral2R2-U
[7] Henri Michaux, écrivain, poète et peintre naturaliste(Poteaux d’angle, 1978).
[8] Terme tshiluba désignant une pratique d’auto louange qu’on rencontre dans la tradition africaine de presque tout le continent subsaharien.
[9] Fable soufie persane.

Récit-miroir : Le Funambule

 

Il est passé par là sur la pointe des pieds, presque sans rien dire, sans rien demander. Suspendue dans l’attente d’une improbable issue – barrée d’avance. Sa trajectoire es
immobile.

 

Il dort très peu et mal, finit par inverser le jour et la nuit. Son parcours scolaire est chaotique, parsemé d’absences et de malentendus. Il finit par décrocher complètement, découragé par les nombreux obstacles qui se dressent sur la route.

 

Il dépérit jusqu’à une extrême maigreur, s’isole et rumine. Il encaisse seul – très seul.

 

Malgré une excellente maitrise de la langue française, il manque de clés culturelles pour comprendre ce qui lui arrive. Il a tendance à interpréter notre vocabulaire professionnel comme une agression. Très sensible à la qualité de la relation, aux égards, aux soins prodigués sans avoir besoin de les demander, il ignore que ses silences pudiques ne sont pas interprétés.

 

Un malentendu de trop lui fait péter les plombs : il laisse éclater son désespoir et sa colère sur les murs de sa chambre. La question qu’il décline sur tous les tons est : pourquoi ?

 

Quand il rejoint la semi-autonomie, une année et demi s’est déjà écoulée. Avant de déménager, il prend soin de réclamer sa place dans le concert de photos qui couvrent les murs du bureau : Je suis où ?

 

Effectivement, il n’y était pas.

 

Le mirage aura duré deux ans et quatre mois. A sa majorité, il sort comme il était entré : sur la pointe des pieds, dans l’attente silencieuse d’un geste qui ne viendra pas. Au régime de la débrouille, il emporte dans un maigre sac à dos les derniers soubresauts de notre mauvaise conscience.

Récit-miroir : Le Seigneur


La route fut longue, périlleuse, produisant son lot de séquelles physiques et psychiques : il dit être comme “perdu”, que son cerveau n’enregistre plus bien les choses, qu’il a la tête vide. Et il évoque sa peine d’avoir rendu sa maman malade de peur et de chagrin

 

Il a tendance à proférer des insultes périlleuses quand il est en colère, de celles qui peuvent déclencher la grosse baffe de ses aînés. A d’autres moments, il est angoissé et stressé. Il a alors tendance à se trouver une cible à harceler. Mais l’intention principale est de rire et de faire rire : clown hilare trônant dans le salon, il adore animer la galerie avec sa cascade de rire tonitruant.

 

Il arrive discrètement, presque silencieux : il est en état de choc. Il dessine son trajet de droite à gauche, en commençant par des cellules de détention où il a été affamé. Il a vu des gens mourir de faim.

 

Il ne refuse pas de recevoir, mais ne demande rien. Il porte en permanence les mêmes vêtements. Il semble tout faire pour se rendre invisible. Il nous protège de sa douleur et contient sa colère. Sa dignité force le respect.

 

C’est un fier seigneur, digne, silencieux. On se sent démuni face à ses fins de non-recevoir courtoises : il fronce les sourcils, regarde, sourit et décline.

Récit-miroir : Le Sourdingue

 

Il arrive stressé, pressé, frustré par la barrière de la langue. Il est brut de décoffrage.

 

Aux fééries de Belœil, il sursaute et se met en position de sécurité au démarrage du feu d’artifice.

 

Il accompagne le deuil d’un camarade en faisant savoir qu’il s’en occupe par une courte formule explicative : “Moi aussi papa est mort”.

 

Il a passé un an et demi sur la route et ne se fie à personne. Il ne formule aucune plainte à part un problème de peau, mais il fume énormément et s’automutile les bras, se brûle avec des cigarettes. Il se méfie de la nourriture. Sa communication non verbale va jusqu’aux limites de la confrontation physique : sous couvert d’humour, mais bien tangible, elle se termine par une poignée de main et des excuses. Ses revendications sont bruyantes, il met la musique à fond dans la voiture. Il utilise l’humour pour nous tester, puis s’incline en souriant quand il reçoit une réponse appropriée.

 

Tout est hyper chez lui : la sensibilité, l’impulsivité, l’activité. Il fait du bruit, à tel point qu’on lui demande s’il est sourd. Il est d’humeur changeante.

 

Il cherche notre approbation, il a besoin de savoir si on aime sa musique. Il n’approche que les visages ouverts : c’est un véritable radar à perceptions.

 

Il nous rend égard pour égard, fait des efforts de maîtrise de soi, mais déteste qu’on parle dans son dos. Il répond mieux à la valorisation qu’à la réprimande, ne répond pas du tout aux injonctions autoritaires, résiste aux pressions et aux menaces, ne s’incline que par respect

Récit-miroir : Le Padawan

 

Il arrive à reculons suite à un transfert disciplinaire qu’il ne comprend pas. C’est un padawan1 en perte de repères : triste et stressé, il se scarifie les bras et macère dans ses vêtements. Pendu au téléphone toute la journée, il a du mal à se poser loin des liens qu’il avait commencé à créer. Il est écolé et protégé par le groupe : il commence au bas de l’échelle, comme porteur de pain et de vaisselle.

 

Très réservé, discret, souriant lorsqu’on l’aborde, il ne cherche ni le contact, ni à parler français. Il esquive tout et émet des signaux clairs : “laissez-moi tranquille !” Comme s’il disait : “vous croyez pouvoir m’aider, mais vous ne voyez pas que vos solutions aggravent mon cas.”

 

Un changement de chambre semble lui réussir : il “monte en grade”, dort mieux, se pose.

 

[1] En référence à la saga Star Wars, le padawan est un apprenti Jedi en cours d’initiation.