#366 - mars/avril 2023

La série à voir : Le retour de Juan Jiménez

Que reste-t-il comme traces des Espagnols immigrés en Belgique il y a 60 ans? En 1966, le journaliste Paul Meyer leur avait consacré une série télévisée. En rediffusant aujourd’hui cette série “Ce pain quotidien” sur auvio, la SONUMA (institution des archives de la RTBF) permet de sortir de l’ombre un pan de l’histoire de l’immigration des travailleurs et travailleuses espagnoles, à travers le témoignage d’un certain Juan Jiménez.

 

Depuis la fin du XXe siècle, la mer Méditerranée est devenue un vaste charnier, ayant englouti des milliers de cadavres. Ce sont les corps sans vie et les restes de migrants anonymes: des hommes, des femmes et des enfants qui ont échoué dans leur tentative désespérée d’atteindre les côtes de l’Europe et se sont noyés en mer. Ce sont les parcours interrompus de ceux qui poursuivaient le rêve de quitter la pauvreté ou la violence dont ils souffraient parce qu’étant nés au mauvais endroit, ou en un lieu ravagé par des conflits. Les corps de ces sans-noms sont parfois retrouvés sur les rivages de l’Europe méditerranéenne.

 

Nous y faisons référence parce que nous ne pourrons jamais connaître leur histoire, leurs rêves, leur récit personnel, leur processus de migration, ce qui les a poussés à quitter leur pays, dans quelles circonstances ils ont vécu dans leur lieu d’origine, s’ils sont allés à l’école et ce qu’ils ont étudié. Leur âge même nous est parfois inconnu. S’agit-il d’une famille, d’enfants, de parents ou de conjoints? Etaient-ils attachés à leur pays et souhaitaient-ils y retourner?


Juan Jiménez et les autres

 

Pour l’immigration espagnole vers la Belgique, nous avons au contraire réuni beaucoup d’indices sur ce qu’elle a été pendant les deux dernières décennies de la dictature franquiste. Mais aujourd’hui les témoins de cette époque ont pour la plupart disparu et les enregistrements (audio ou vidéo) des années 1960 sont rares. Aussi on peut considérer comme une aubaine la redécouverte d’une série télévisée d’époque, dont une partie n’est jamais passée sur le petit écran, et qui tourne autour de Juan Jiménez, dont nous ne savons pas, dans l’état actuel de nos travaux, si ce nom est réel ou était un pseudonyme. C’est en tous cas un immigré qui représentait des milliers d’autres travailleurs espagnols en quête d’une vie digne en Belgique.

 

Les immigrants influencent l’image du pays d’origine que les “autochtones” du pays d’arrivée construisent. De nombreux hommes et femmes sont arrivés en Belgique au milieu du 20e siècle en provenance de la dictature du général Franco. Ils étaient soit à la recherche d’un emploi qui leur permettrait de vivre dignement, soit fuyaient la répression politique, soit les deux simultanément. Il s’agissait pour beaucoup de travailleurs et de leurs familles qui avaient pris part à une grève déclenchée dans la région minière des Asturies en 1962. La plupart d’entre eux ont émigré en Belgique de manière informelle, c’est-à-dire en dehors des canaux officiels établis, souvent avec un visa de touristes.

 

L’arrivée de travailleurs espagnols s’est surtout produite après la signature du traité d’émigration hispano-belge de 1956. Les Espagnols deviennent alors une force de travail qui remplace celle des Italiens. L’élément déclencheur a été la décision de l’Italie de ne plus envoyer 2.000 travailleurs par semaine pour extraire le charbon du fond des puits belges. La décision a été prise après l’accident minier de Marcinelle, dans lequel plus de 260 travailleurs, pour la plupart italiens, ont péri. Par conséquent, les femmes et les hommes espagnols sont devenus la nouvelle main-d’œuvre de remplacement.

 

Une série TV tombée dans l’oubli

 

C’est dans ce contexte général que le réalisateur Paul Meyer a traité des immigrants arrivés en Belgique. D’abord les Italiens (“Déjà s’envole la fleur maigre”), puis les Espagnols. Il a filmé la série “Ce pain quotidien” pour la RTB. Il s’agit d’un documentaire décisif pour découvrir comment s’est développé le processus de migration des travailleurs espagnols vers la Belgique.

 

La série a été tournée dans les années 1960, au plus fort du boom d’arrivée des travailleurs espagnols. Le cinéaste leur a consacré plusieurs “chapitres”, que nous avons étudiés en détail. Le protagoniste est un jeune journalier andalou, Juan Jiménez, arrivé en Belgique en 1958, qui raconte son processus migratoire, ainsi que son intégration dans la société d’accueil.

 

Paul Meyer est même allé jusqu’à se rendre avec lui dans son village natal près de Grenade pour filmer des images réelles des conditions de vie des gens ordinaires dans l’Espagne de Franco. C’est-à-dire les marchés populaires, les quartiers ouvriers, la campagne andalouse. Paul Meyer explique, à travers ces images, les raisons pour lesquelles des milliers de femmes et d’hommes ont été expulsés du pays.


Outre sa qualité artistique, la série est un document éclairant qui donne une idée assez précise du pays de départ. C’est-à-dire les raisons de l’expulsion de milliers de jeunes – hommes et femmes – partis en masse, au moment où, paradoxalement, l’économie espagnole décollait. Jusqu’à deux millions de personnes ont ainsi quitté l’Espagne pour chercher un emploi dans les mines, la métallurgie, la construction ou les services domestiques, de Belgique et d’autres pays européens.

 

L’ami Franco vaut bien une censure

 

Pour les historiens de la migration, la description par Juan Jiménez de sa trajectoire de vie, et surtout de sa trajectoire migratoire, nous apporte un témoignage extrêmement intéressant. Son témoignage vient soutenir l’histoire que nous avions construite à partir d’informations obtenues d’autres sources, comme les archives1.


Mais cette série n’a pas été présentée telle quelle à la télévision belge. La volonté de maintenir de bonnes relations avec l’Espagne franquiste, qui était aussi le pays de la reine Fabiola, a entraîné de multiples censures de l’œuvre de Paul Meyer. Les archives de la RTB ne permettent cependant pas de comprendre quelles parties ont été finalement acceptées pour leur passage sur le petit écran et quelles sont celles qui sont restées inconnues des téléspectateurs.

 

Le thème central du documentaire est donc la vie de l’ouvrier Juan Jiménez. Cet Andalou raconte à la première personne sa trajectoire antérieure en Espagne. C’est-à-dire celle d’un enfant travailleur qui n’a pas pu aller à l’école, et qui n’a reçu aucune notion de ce que signifie la haute culture de son pays, ni de ses monuments les plus emblématiques dont profitent les touristes.

 

Dans une Espagne sous-développée

 

Le documentaire fait défiler des images des maisons sordides d’Andalousie ou des bidonvilles de la banlieue de Madrid, ainsi que les méthodes préindustrielles utilisées pour exploiter les grands domaines des propriétaires andalous. Nous percevons également l’absence d’infrastructures essentielles et l’utilisation de moyens de transport primitifs, tels que les mules et les chevaux, pour se déplacer depuis des lieux isolés et perdus au milieu de la géographie péninsulaire. Le documentaire nous montre des fermes à peine mécanisées et des relations sociales quasi féodales.


L’image que le documentaire recrée de l’Espagne, à travers la vie quotidienne de ses habitants, et celle de ses immigrants, est celle d’un pays sous-développé. Celle d’une dictature qui opprimait politiquement son peuple, malgré la modernisation qu’avaient connue l’économie espagnole et certaines régions, comme la capitale.

 

Juan Jiménez semble sortir de l’ombre pour nous rappeler la réalité des hommes et des femmes venus de l’Espagne franquiste. Avec son éloquence et son français au fort accent espagnol, Juan Jiménez corrobore la vision de l’Espagne, à la fois poétique et brutale, partagée par les immigrés, le cinéaste Paul Meyer et la société d’accueil belge. Il s’agissait d’une Espagne arriérée, où les hommes et les femmes travaillaient du lever au coucher du soleil dans les campagnes, ou travaillaient des journées interminables dans les villes en cumulant plusieurs emplois ou en étant sous-employés. Malgré cela, ils n’avaient pas assez d’argent pour faire vivre leur famille et avaient dû partir à l’étranger, volontairement, mais aussi pour échapper à la répression omniprésente dans l’Espagne de ces années noires. Un couplet populaire, qui se répète dans la série, et a certainement fait sursauter les censeurs, résume les facteurs qui ont motivé ces départs : “Je suis un paysan andalou. Je suis né en Andalousie. J’ai travaillé nuit et jour, mais je n’ai pas été capable de vivre sous cette tyrannie”.

[1] En 2006, lors du cinquantième anniversaire de la signature du traité d’émigration hispano-belge, j’ai -par exemple- publié une monographie historique sur l’immigration espagnole, basée sur les documents réunis à la Fundacion 1° mayo de Madrid: “Mineros, servientes y militantes”, qui éclaire, notamment par des photographies, un demi-siècle d’émigration espagnole en Belgique.