#360 - janvier/fevrier 2022

La fausse image des parents démissionnaires

Il existe des écoles de devoirs qui se définissent et se vivent comme un projet où la pédagogie s’articule à des objectifs politiques d’émancipation. A plus forte raison lorsque ce projet s’inscrit dans un contexte où la précarité sociale et culturelle des familles s’accentue au fil des décennies. Parmi les acteurs d’un contre-pouvoir collectif à une école inégalitaire, les parents ont leur place. Illustration à travers l’expérience de 50 années du CASI-UO.

Il y a 50 ans, à Anderlecht, dans le quartier de Cureghem, débute l’aventure du Centre d’action sociale italien-Université ouvrière, communément appelé le CASI-UO. Cureghem était le quartier immigré d’Anderlecht délimité par une frontière naturelle qui est le canal. Un ghetto, un lieu coupé du monde, un concentré des contradictions et de la rage de tous les peuples qui y vivaient.

 

Dans les années 1970, avec la fermeture des charbonnages, beaucoup de familles italiennes se sont installées à Bruxelles. A Anderlecht, on dénombrait 8.000 Italiens, dont 20 % étaient analphabètes. Les familles siciliennes reproduisaient les réseaux de relations étroites et traditionnelles du milieu rural dont elles étaient issues. Les enfants nés en Belgique, de deuxième génération, étaient pris en tenaille entre le pays de leurs parents dont le retour était plus mythique que réel et le pays où ils vont s’installer durablement. 

 

Le CASI-UO naît donc de la condition des immigrés, une condition qui s’avère être une “frontière de démocratie” où se révèlent ses insuffisances et à partir de laquelle il est possible de les identifier pour contribuer ensuite à les dépasser par un travail militant rigoureux et structuré.

 

Dès ses débuts, l’association met en place des formations à la fois pour la jeunesse issue de l’immigration en organisant l’Université ouvrière, pour les enfants en développant un projet d’école de devoirs (EDD), et pour leurs parents en démarrant un projet de soutien à la parentalité dont l’objectif était de former des militants issus de l’immigration, de les mettre en capacité d’analyse et de critique de leur situation, d’approfondir leurs savoirs en vue d’agir sur le plan politique, et de transformer ainsi les rapports de soumission vécus ou subis en rapports de force pour un changement collectif.

 

Pourquoi d’emblée une école de devoirs ?

 

Afin de mieux connaître le contexte dans lequel il agit, le CASI-UO réalise différentes enquêtes sur les conditions de vie des immigrés italiens. Ces études ne font que dénoncer la réalité vécue par ces femmes et ces hommes, et confirmer les constats déjà menés par les fondateurs de l’association qui remarquent qu’une des difficultés rencontrées par cette immigration se révèle être le parcours scolaire chaotique de ses enfants. Ils prennent conscience que l’école reproduit les rapports de domination ainsi que les inégalités sociales et de classe présents dans la société. C’est à partir de ces constats que l’école de devoirs du CASI-UO voit le jour en 1973. Il fallait en effet s’attaquer dès le plus jeune âge à fournir des clés de compréhension et un lieu d’écoute et d’apprentissage valorisant ces personnes. Le but du CASI-UO était multiple: armer culturellement la jeune génération, préparer le futur, tout en leur donnant les outils pour appréhender leur place à l’intérieur de la société – ou plus exactement en marge de celle-ci. 

 

Contre-pouvoir à une école inégalitaire

 

Analysant les besoins de ces familles, issues du milieu ouvrier et rural, peu ou pas scolarisées, le CASI-UO remarque que leurs conditions socio-économiques et culturelles multiplient les difficultés à affronter. Leur situation est souvent catastrophique avec, en conséquence, notamment l’échec scolaire des enfants. Les chiffres de l’enquête publiée par le CASI-UO en 19761 démontre à quel point les Italiens et les Italiennes (comme les autres jeunes immigrés d’ailleurs) connaissent des parcours très compliqués : le taux d’échec scolaire des enfants issus des familles italiennes était le double de celui des enfants belges, révélant ainsi comment l’école est simplement le miroir du fonctionnement inégalitaire de la société. Une école bourgeoise non pensée pour eux, ni avec eux. L’école de devoirs du CASI-UO est donc le résultat de la volonté de proposer une alternative à l’échec scolaire des élèves immigrés, et le souhait d’organiser avec la communauté à laquelle il s’adresse le contre-pouvoir à cette école vue comme sélective et élitiste. 

 

Le dispositif de l’école de devoirs est pensé de pair avec l’Université ouvrière, dans une optique de changement social, en s’inspirant de l’expérience riche de l’école de Barbiana2, développée par don Milani et fondée dans les années 1960 pas loin de Florence. 

 

Dès ses débuts, le CASI-UO milite alors pour une EDD qui se distancie de son appellation “d’école de devoirs”, qui n’est en aucun cas la continuité de l’école. Il promeut des activités parascolaires qui offrent la possibilité de comprendre et de contrer le système dans lequel les enfants d’origine immigrée sont enfermés. A l’EDD, on construit une conscience collective, on s’approprie des outils de compréhension du monde avec le but de développer des capacités permettant à l’enfant de devenir autonome dans son apprentissage : en bref, rendre l’enfant acteur de son avenir et non simple figurant. Ce projet était (et continue de l’être aujourd’hui encore) plus politique, idéologique que pédagogique. Il ne s’agissait pas d’assistance mais de résistance.

 

Pourquoi impliquer les parents ?

 

Dès les premières années à l’EDD, un groupe parents s’est constitué: ils suivent, d’une part, le parcours de leurs enfants et, d’autre part, eux-mêmes des formations. Ce travail s’inscrivait dans la volonté de redonner une bonne place aux parents, invisibles aux yeux des institutions, en valorisant leurs compétences, en faisant remonter leurs voix pour dénoncer les différentes injustices et discriminations dont ils étaient victimes. Cette démarche innovante démontre la volonté du CASI-UO d’apporter aux problèmes des jeunes des solutions collectives plutôt qu’individuelles. Autant l’école promeut l’esprit individualiste et arriviste, autant nous devons détruire cet esprit en développant le sens d’autrui, de la solidarité, de la coopération, du travail en groupe. Au CASI-UO, on apprécie se répéter ce slogan: “Mon problème est égal au tien. Si je m’en sors tout seul, c’est de l’égoïsme. Si on s’en sort tous, c’est de la politique”. Le CASI-UO souhaitait que la population italienne organise un contre-pouvoir à cette école et dénonce certaines inégalités.

 

La portée du projet avait et a donc une vision plus globale en impliquant tous les acteurs gravitant autour de l’enfant, en premier lieu les parents. Ces derniers sont, pour la majorité, persuadés que si leur enfant ne réussit pas c’est parce qu’il n’a pas envie d’étudier, qu’il n’est pas capable, qu’il n’est pas fait pour ça. C’est ici que le travail de déconstruction et de conscientisation des facteurs structurels de l’échec scolaire à réaliser avec les parents s’avère central. Ce parcours, encadré et animé par les travailleurs du CASI-UO, est mené de manière collective et horizontale. L’objectif est de permettre aux parents de se rencontrer et de partager leurs savoirs, afin de faciliter l’émergence des problématiques communes. Dans une optique d’éducation permanente, c’est à partir de ces constats et des besoins qui émergent que nous tachons de rendre accessibles aux parents les instruments de compréhension, et de chercher ensemble à construire ou à repérer des actions qui peuvent améliorer les situations qui semblent problématiques.

 

De Carmelo et Maria à Ahmed et Fatima

 

Pendant 50 ans, l’association a traversé plusieurs phases et a fait face à de nombreux défis liés aux changements sociaux et aux transformations des quartiers et de la ville. Le passé reste pourtant toujours d’actualité ! L’enquête menée par le CASI-UO dans la communauté italienne de Cureghem au début des années 1970 reste étonnamment pertinente malgré les années qui la séparent de la situation actuelle. A certains égards, nous assistons plutôt à une aggravation de la situation, qui a empiré plus encore à la suite de la crise sanitaire nous frappant ces deux dernières années. Ce constat était déjà présent dans le rapport de l’Observatoire de l’enfance, de la jeunesse et l’aide à la jeunesse, daté de 2016, qui parle de “paupérisation grandissante des familles”3. Une précarisation du public qui touche une zone spatiale d’Anderlecht plus grande que celle qui constituait le terrain d’action du CASI-UO. Les problèmes auxquels doivent faire face les enfants n’ont pas réellement évolué ou ont même empirés. Certes, les publics ont changé, “avant c’était Carmelo, Maria, Giuseppe et aujourd’hui, c’est Ahmed, Fatima, Ali”4. Mais leurs difficultés scolaires perdurent et se situent non seulement vis-à-vis de l’école, mais s’accompagnent aussi des situations de précarité socio-économique, culturelle et linguistique des familles issues principalement de différentes migrations et du monde ouvrier.

 

Quand on veut, on peut… ?

 

C’est donc dans ce contexte que l’école de devoirs du CASI-UO continue d’exister. Fidèles aux missions de départ, nous persévérons dans notre combat en adaptant notre action et en questionnant le dispositif à la lumière des enjeux actuels. Ce travail ne pourrait pas se faire sans la collaboration des personnes directement concernées : les jeunes, mais aussi leurs familles et d’autres acteurs du secteur avec lesquels nous coopérons pour la construction d’un réseau d’entraide et d’échange pouvant agir sur deux niveaux, pédagogique et politique.

 

Comme déjà souligné, la situation scolaire des jeunes est strictement liée à celle socio-économique des familles. Sans compter que l’environnement familial influence directement la «réussite scolaire», et ce pour diverses raisons : conditions matérielles – de nombreux enfants n’ont pas forcément le matériel nécessaire à l’exécution des devoirs ou ne disposent pas d’un endroit calme pour les réaliser; conditions d’accès à différentes sources d’information ; conditions de disponibilité des parents notamment en raison du manque de temps ; conditions liées au manque de connaissances du système scolaire, de compétences et aux difficultés linguistiques ; codes de l’école qui diffèrent souvent de ceux des familles. Souvent véhiculée par les journaux et les écoles, cette image de parents démunis, dépassés ou peu intéressés par la scolarité de leurs enfants n’est pas tout à fait vraie et cache une réalité bien différente, strictement liée au contexte de vie des familles. 

 

Emancipation et autonomie

 

C’est dans ce sens que l’école de devoirs joue un rôle important auprès des parents, pas seulement parce qu’elle offre le soutien scolaire que ces derniers ne peuvent donner à leurs enfants, mais aussi parce que l’EDD essaye de partager avec les parents les outils qu’ils leur sont nécessaires pour pouvoir s’investir au maximum de leur potentialité dans la scolarité de leurs enfants. Se positionnant en tant que partenaire, l’école de devoirs contribue tant à l’émancipation des jeunes qu’à celle de leurs familles, en favorisant une meilleure compréhension du monde scolaire.

 

L’accompagnement à la parentalité s’avère donc central dans notre méthode de travail et passe par la construction d’un lien solide avec les familles, prérequis indispensable pour la formation d’une identité de groupe pouvant s’inscrire dans une démarche de combat politique. Ce lien est créé à la fois par des contacts informels et formels favorisant l’instauration d’une relation de confiance: des réunions formatives, des sorties, des fêtes. Ce sont toutes des occasions durant lesquelles les parents peuvent se retrouver pour partager leurs connaissances et échanger autour de questions liées de loin ou de près à la scolarité de leurs enfants et les touchant de manière directe. Ces moments permettent également aux parents et aux enfants de se découvrir dans un cadre différent et, puisque mises en avant, valorisent les compétences des enfants aux yeux de leurs parents. Cette approche d’ouverture et d’écoute influe favorablement sur l’implication des parents dans la scolarité de leurs enfants et, par conséquent, sur le parcours des jeunes.

 

De plus, l’école de devoirs peut aussi jouer un rôle de médiation entre écoles et familles, notamment pour celles en perte de confiance par rapport à leur relation avec l’école, en s’appuyant sur leur rôle de professionnel vis-à-vis de l’école et sur leur lien avec les familles. Ceci améliore les synergies et les communications entre ces deux acteurs, avec un impact important sur la vie du jeune, ne fusse qu’en tenant compte du nombre d’heures passées avec eux, supérieures à celles vécues à l’EDD. Nous gardons toutefois bien en tête l’objectif principal qui reste celui de favoriser l’autonomie des parents face à l’école en leur transmettant les outils nécessaires. 

 

Des indicateurs encourageants

 

Nous estimons que le travail avec les parents doit respecter les individus en prenant en compte leur diversité par l’adoption d’une approche d’écoute et de bienveillance, et doit pouvoir valoriser leurs savoirs spécifiques et leurs compétences. Cette démarche, bien que complexe et de longue haleine, s’avère toutefois indispensable et nous l’avons particulièrement remarqué durant la période de crise que nous venons de traverser. 

 

Nous ne pouvons pas connaître à l’avance les fruits que ce travail récoltera, nous ne résoudrons certainement pas l’échec scolaire. Mais nous assistons, à notre petite échelle, à des changements qui nous poussent à persévérer: les liens avec les familles au fur à mesure plus solides et l’approche des familles qui collaborent de plus en plus à l’organisation de nouvelles propositions d’action sont juste deux des indices que nous jugeons positifs et que nous avons l’intention de continuer à travailler. 

 

Nous continuerons à faire de l’histoire personnelle un moment de compréhension de l’histoire de tous pour pouvoir s’en sortir ensemble ! C’est tout autre chose qu’une série de services à consommer, mais plutôt la possibilité pour chacun de s’impliquer dans les activités sans compter ni comptabiliser le temps mis au service de l’association. C’est cette dynamique qui permet de bien vivre le présent et de faire sourire l’avenir de nos enfants et des générations futures. 

[1] “Le moulage des Europarias. Situation des immigrés italiens dans l’école belge”, in Cahiers de l’immigration n°2, Bruxelles, Centro di Azione Sociale Italiano, 1976.
[2] Lire l’encadré “Des adolescents ont dénoncé”
[3] Moreau L., Rossion D., État des lieux des réalisations, besoins et enjeux des écoles de devoirs en Fédération Wallonie-Bruxelles, 2011-2014, Bruxelles, Observatoire de l’enfance, de la jeunesse et l’aide à la Jeunesse – Fédération Wallonie-Bruxelles, 2016, p. 22. 
[4] Tondeur J., “L’école de devoirs du CASI-UO, une activité seconde mais pas secondaire”, Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 14, Les écoles de devoirs (partie II) : Des expériences militantes, mars-juin 2021, mis en ligne le 1er juin 2021, p. 8 – www.carhop.be