#367 - mai/juin 2023

La vague participative: beaucoup de bruit pour rien?

Depuis 2021, tou·tes les habitant·es de Bruxelles de 16 ans peuvent être tiré·es au sort pour participer à une assemblée des citoyen·nes et des élu·es pour discuter d’une thématique qui peut être proposée par d’autres citoyen·nes via une plateforme ad hoc, et formuler des recommandations adressées au Parlement régional.

C’est ce qu’on appelle les Commissions délibératives, un modèle en passe d’être également adopté par le Parlement wallon. En parallèle, les Bruxellois et Bruxelloises peuvent aussi être invité·es à prendre part à des Conseils de quartier de différents types, ou encore un Budget participatif au sein duquel ils peuvent proposer des idées et des projets, puis choisir les projets retenus en fonction d’un budget prévu par la Ville.

 

Les initiatives visant à accroître l’implication des citoyen·nes dans le processus de construction des politiques publiques s’inscrivent dans une tendance plus large. Depuis quelques décennies, les démocraties représentatives occidentales font face à une situation qu’on peut qualifier de “malaise démocratique”1. Ce malaise se caractérise par un rejet grandissant, par les citoyen·nes, des institutions traditionnelles de la démocratie représentative (partis politiques, parlements, médias, etc.).

 

Dans ce contexte, un type de réponse apportée par les pouvoirs publics locaux, nationaux et supranationaux est d’inclure davantage les citoyen·nes et les associations dans la conception, la réalisation ou encore l’évaluation des politiques publiques. Cette inclusion des citoyen·nes est notamment motivée par une envie d’assurer une plus grande transparence des politiques publiques, d’augmenter la légitimité des décisions, de surmonter les divisions au sein de la société, mais aussi de permettre aux citoyen·nes d’apprendre à mieux comprendre le fonctionnement des institutions ou encore de mettre à profit une certaine forme “d’intelligence collective” qui serait à même d’enrichir les décisions.

 

On a pu parler à ce sujet d’un “nouvel esprit de la démocratie”2, dans le cadre duquel s’affrontent une vision assez managériale, en recherche d’efficacité pour les politiques publiques et de prise en compte des attentes des “usagers des services publics”, une vision qui vise le développement du pouvoir d’agir des citoyen·nes, et une dernière, plus instrumentale, qui vise avant tout à légitimer les pouvoirs publics et leurs décisions aux yeux des citoyen·nes.

 

Si un recours accru à la participation citoyenne nous semble fondé sur de bonnes raisons, il nous paraît essentiel d’adopter une posture critique et exigeante par rapport aux initiatives en cours afin que les idéaux participatifs ne soient pas galvaudés.

 

Une pluralité de dispositifs

 

Si l’ensemble des dispositifs de participation citoyenne partagent la volonté de “réimaginer et approfondir le rôle des citoyen·nes dans le processus de gouvernance”3, leurs modalités pratiques varient fortement. En effet, et de manière schématique, des choix sont effectués quant à une série de questions fondamentales. Parmi celles-ci, on peut citer l’identification et le mode de sélection des participant·es (qui participe?), les modes de participation et de prise de décision (comment participent-ils?), l’étendue des pouvoirs et de l’influence (à quoi participent-ils?), le domaine de politique publique (sur quel sujet participent-ils?), le niveau de gouvernance (où participent-ils?) et, enfin, le niveau d’intervention dans la prise de décision (quand interviennent-ils?). Ces choix conditionnent le résultat final d’un dispositif et ses effets.

 

Ainsi, un dispositif de participation citoyenne qui est ouvert à tous et toutes comme une consultation citoyenne ou un référendum permet d’inclure plus de monde, et la décision qui en émane aura une plus grande légitimité, mais il ne permettra pas d’aboutir à des propositions ou des décisions plus qualitatives issues de délibérations entre citoyen·nes. À l’inverse, un mécanisme au sein duquel un petit nombre de citoyen·nes tiré·es au sort délibèrent plusieurs jours sur un enjeu spécifique aboutit souvent à des visions plus fines, mieux informées, mais jouit d’une légitimité plus faible étant donné le peu de personnes consultées.

 

C’est dans cet esprit que le Canada, les Pays-Bas ou encore l’Irlande ont veillé à articuler les deux types de dispositifs, en demandant d’abord à des citoyen·nes tiré·es au sort de creuser la question, puis d’offrir leurs recommandations à l’ensemble de la population, se prononçant par référendum. En Belgique, toutefois, on reste extrêmement frileux à l’égard du référendum – une frilosité fort étrange à l’échelle européenne et que ne suffit pas à justifier une seule expérience historique (certes traumatisante) avec la consultation populaire sur la question royale de 1950.

 

Les effets de la participation

 

Comme le montrent les exemples des Commissions délibératives et des Budgets participatifs évoqués en introduction, les usages de la participation sont nombreux et variés4. Les sujets potentiels également : on a ainsi vu des assemblées citoyennes tirées au sort se pencher sur des questions aussi variées que la réforme des règles électorales (Canada et Pays-Bas), le mariage pour les personnes de même sexe et l’avortement (Irlande), ou encore la lutte contre le changement climatique (France et Royaume-Uni). Enfin, les échelles de participation varient, de l’étage national au niveau local.

 

C’est toutefois au niveau local que la participation citoyenne s’est particulièrement imposée. Certains ont d’ailleurs parlé, à ce sujet, d’un véritable “tournant participatif de l’action publique” locale5. En effet, les politiques urbanistiques et d’aménagement du territoire ont été ciblées comme particulièrement propices à l’implication des citoyen·nes, notamment pour mieux répondre aux besoins des populations et, ainsi, légitimer les décisions des pouvoirs publics.


Si ces auteur.es constatent une augmentation toujours croissante de ces outils, ils pointent également leur influence limitée sur l’action publique. De manière générale, l’offre de participation “ne renverse pas les pouvoirs établis; elle n’empêche pas – ou très rarement – les projets de passer. Elle ne remet pas en cause fondamentalement la démocratie représentative6. Cette situation où l’offre de participation ne change pas fondamentalement la finalité d’une politique publique est une raison parmi d’autres qui peut expliquer une certaine défiance des citoyen·nes, notamment celles et ceux qui y participent, vis-à-vis de tout ce qui relève de la pure consultation.

 
Le marché de la participation

 

La “bureaucratisation de la démocratie participative”7 et l’émergence d’un “marché de la participation”8 vont de pair avec une emprise des pouvoirs publics tant sur la forme que sur le fond des processus mis en place. En outre, les mécanismes qui s’inscrivent dans des plans plus larges d’aménagement du territoire et de mobilité peuvent souffrir d’un haut degré de complexité (notamment via les contraintes techniques et budgétaires) et d’une faible marge de manœuvre pour les participant·es.

 

Un autre aspect intéressant est celui des effets de la participation sur les acteurs centraux que sont les élu·es et la société civile organisée. En ce qui concerne les premiers, la reconnaissance d’un certain “impératif participatif”9 est relativement partagée, mais la mise en œuvre concrète de cet impératif est beaucoup plus floue. Les acteurs et actrices politiques oscillent entre des motivations instrumentales, ou stratégiques (se donner une bonne image auprès du public), et des motivations plus normatives ou idéologiques (un véritable attachement à la participation)10. Cependant, il existe une certaine forme de consensus (bien que contesté), au sein du monde politique, en faveur d’une participation citoyenne cantonnée à un rôle purement consultatif.

 

En ce qui concerne la société civile organisée (les associations de citoyen·nes), les attitudes sont bien sûr variables, mais souvent teintées d’une certaine crainte envers des mécanismes qui rentrent en concurrence avec leur expertise. En effet, la participation citoyenne est parfois perçue comme instrumentalisée par les pouvoirs publics pour contourner les corps intermédiaires comme les partis11 et les associations12. De ce point de vue-là, la participation serait l’alliée d’une forme de dépolitisation, transférant du pouvoir d’influence d’acteurs et actrices particulièrement politisé·es vers des citoyen·nes qui ne le sont pas forcément. Cela peut entraîner certains effets bénéfiques, comme l’inclusion d’une plus grande diversité de profils et de perspectives dans le processus de décision, mais aussi potentiellement une perte de mordant dans la critique des institutions existantes.

 

Une tendance ambivalente

 

Nous avons essayé de dresser un portrait rapide de la vague participative sur laquelle surfent pour le moment les Régions et communes bruxelloises et wallonnes (de même que la Communauté germanophone), ainsi que de certaines limites de ces initiatives. Il ne s’agit toutefois pas d’éclipser les nombreux aspects positifs qu’une participation citoyenne bien faite et pensée pour et avec la population peut apporter. De fait, lorsque les objectifs sont clairement établis et qu’elle est suivie d’effet tangibles, la participation peut être un vecteur puissant de rapprochement entre les citoyen·nes et les pouvoirs publics, un outil efficace en faveur d’une plus grande transparence des décisions publiques, mais aussi de renforcement du pouvoir de contrôle exercé par les citoyen·nes. Les principaux écueils à éviter sont d’une part la pure instrumentalisation de la participation par les pouvoirs publics à des fins d’autolégitimation, et d’autre part un “processus d’évitement du politique” uniquement porté par une vision managériale de la participation citoyenne et de la politique.

[1] Newton, Kenneth. 2012. “Curing the Democratic Malaise with Democratic Innovations”. In Evaluating Democratic Innovations, éd. Brigitte Geissel et Kenneth Newton. Routledge, 3-20.

[2] Blondiaux, Loïc. 2008. Le nouvel esprit de la démocratie : actualité de la démocratie participative. Paris: Seuil.

[3] Elstub Stephen, et Oliver Escobar. 2019. “Defining and Typologising Democratic Innovations”. In Handbook of Democratic Innovation and Governance, Edward Elgar Publishing, 11-31.

[4] On pourrait aussi évoquer le modèle belge germanophone, où un conseil citoyen tiré au sort organise chaque année une assemblée citoyenne tirée au sort sur un thème correspondant aux compétences de la Communauté (enseignement, culture, etc.).

[5] Alice Mazeaud, Guillaume Gourgues, et Magali Nonjon. 2022. “Du tournant participatif des administrations à la bureaucratisation de la démocratie participative. Étude à partir du cas français”: Revue Internationale des Sciences Administratives Vol. 88(4): 921-936.

[6] Rui, Sandrine. 2009. “Quand l’individu se débat avec le citoyen. Langages de l’engagement et effets de la participation institutionnalisée”. In Les intermittences de la démocratie : formes d’action et visibilités citoyennes dans la ville, Paris: L’Harmattan, 77-87.

[7] Mazeaud et al. 2022. Op. cit.

[8] Alice Mazeaud, et Magali Nonjon. 2018. Le marché de la démocratie participative. Éditions du Croquant. Vulaine-sur-Seine.

[9] Loïc Blondiaux, et Yves Sintomer. 2009. “L’impératif délibératif”. Rue Descartes n°63(1): 28-38.

[10] Thompson, Nivek. 2019. “The Role of Elected Representatives in Democratic Innovations”. In Handbook of Democratic Innovation and Governance, éd. Stephen Elstub et Oliver Escobar. Edward Elgar Publishing, 255-268.

[11] Urbinati, Nadia. 2015. “A Revolt against Intermediary Bodies”. Constellations 22(4): 477-486.

[12] Rui, Sandrine. 2016. “La société civile organisée et l’impératif participatif. Ambivalences et concurrence”. Histoire, économie & société 35(1): 58.