#353 - septembre/octobre 2020

Le retour des niños devenus grands

Bien avant l’accord de 1956 recrutant des Espagnols pour les charbonnages belges, de jeunes Espagnols tentaient de rejoindre illégalement notre pays. Ils rêvaient de revenir là où, enfants, réfugiés, ils avaient été accueillis pendant la guerre civile.

La présence espagnole en Belgique est faible avant que la catastrophe de Marcinelle n’accélère la diversification du recrutement des mineurs et pousse les charbonnages à se tourner vers l’Espagne franquiste. Dans la première moitié du XXe siècle, on dénombre peu de ressortissants espagnols dans notre pays. Eliane Gubin a relevé à Bruxelles, avant la Seconde Guerre mondiale, des commerçants espagnols (« Mayol »…) spécialisés dans la vente des fruits alors considérés comme exotiques et qui étaient des produits de luxe (1).

 

Il faut y ajouter quelques poignées de réfugiés politiques espagnols. Par exemple, l’homme politique catalan Francesc Macià i Liussà et son entourage. Ce lieutenant-colonel s’était impliqué dans le mouvement indépendantiste catalan. Il avait organisé en 1926 une tentative ratée d’incursion armée contre la dictature de Primo de Rivera. Après cet échec, il a résidé en exil à Bruxelles à partir de 1927 avant de devenir, avec la victoire de la République en 1931, président de la Généralité catalane pour la gauche républicaine.

 

Des réfugiés plus radicaux, comme Francisco Ascaso et Buenaventura Durruti, vont aussi trouver refuge à Bruxelles. Les deux jeunes anarchistes, qui ont dévalisé des banques et sont impliqués dans l’assassinat du très réactionnaire cardinal de Saragosse, sont accueillis à Bruxelles par le libraire anarchiste Hem Day. Lors de la proclamation de la République, ils rejoignent l’Espagne où ils mourront tous deux pendant la guerre civile (2).

 

Mais cette guerre qui déchire l’Espagne en deux camps frontalement opposés entraîna aussi en Belgique une présence espagnole bien particulière, puisqu’il s’agit d’enfants réfugiés.

 

Los Niños de la guerra

 

Le coup d’Etat des généraux nationalistes en juillet 1936 entend mettre fin à la République née des élections de 1931 et au gouvernement de « Front populaire » issu des urnes en 1936. Mais la République résiste à l’agression et l’affrontement militaire entre les deux camps va durer près de 3 ans. Il est ponctué d’événements sinistres qui frappent les civils, comme le bombardement de la petite ville basque de Guernica par l’aviation de l’Allemagne nazie alliée des franquistes, ou le bombardement du marché d’Alicante par les aviateurs de Mussolini.

 

L’objectif est de semer la terreur parmi la population et celle-ci veut mettre à l’abri ce qu’elle a de plus cher : ses enfants. Les parents acceptent avec déchirement de se séparer de leurs petits pour qu’ils soient préservés des horreurs de la guerre. Les enfants évacués sont, dans un premier temps, concentrés dans des homes situés dans les zones épargnées par les combats. Mais la guerre civile s’étend à tout le territoire, et à l’étranger des voix s’élèvent pour accueillir de petits Espagnols.

 

Certains trouveront refuge en Union soviétique ou en France, d’autres en Belgique (3). Notre pays va accueillir environ 5 000 petits Espagnols mais, selon notre système de « piliers », ceux qui proviennent des régions « rouges » seront reçus par des associations et familles de gauche (socialistes, communistes…) tandis que les enfants réputés catholiques (et basques en particulier) transiteront par le réseau d’accueil catholique.

 

Rapatriés après la guerre civile

 

En 1939, la guerre se termine par la victoire franquiste et le nouveau régime entend bien récupérer les enfants qui ont quitté l’Espagne. Une mission officielle vient à cette fin en Belgique, repère les enfants et se charge de les rapatrier. Dans certains cas c’est un nouveau drame qui frappe les petits Espagnols, alors qu’ils vivaient depuis deux ou trois ans dans une famille belge, souvent paisible et aimante. De rares familles d’accueil réussiront à soustraire leur pupille au rapatriement. Les autorités espagnoles ont le droit de leur côté, car elles sont généralement munies d’un document des parents biologiques demandant le retour de leur(s) enfant(s).

 

Habitués en Belgique à être bien nourris, habillés et scolarisés, les enfants qui retournent en Espagne vont rapidement découvrir – surtout si leurs parents sont dans le camp des vaincus – une réalité quotidienne faite de faim et d’humiliations. Leurs parents sont sans travail, parfois en prison, le père est mort à la guerre ou a été fusillé, les enfants rouges sont forcés d’entrer dans des écoles-bagnes où ils doivent travailler pour expier. On les oblige à suivre les offices religieux, ils sont exclus et mis à l’écart de toutes les activités sociales. Dans ce contexte, certains ne vont avoir qu’une idée fixe : revenir en Belgique.

 

Antonio, Manuel, Vladimiro et les autres

 

Une série de destins convergent vers cette même trajectoire. Suivons-en quelques exemples. Antonio Carretò, originaire de Castilla y León, est passé comme beaucoup d’enfants espagnols arrivant en Belgique par un préventorium à la mer (ici lié au pilier socialiste) avant d’être accueilli par le futur bourgmestre socialiste de Malines (et futur ministre), Antoon Spinoy (4). En 1939, il a douze ans lorsqu’il est rapatrié en Espagne. Il y découvre dans sa famille une misère absolue : le père est en prison, son beau-frère a été fusillé, des sept enfants de la famille deux meurent de la grippe. Après la guerre mondiale, il rêve bien évidemment de revenir en Belgique et entame des démarches en ce sens. Bien qu’appuyé par Antoon Spinoy qui l’accueille de nouveau, de longues années seront nécessaires pour qu’il soit régularisé et puisse travailler chez Peugeot. Il créera à Malines une peña democratica pour y contrer le centre culturel franquiste, avec Manuel Ruiz Ramirez, autre niño de la guerra dont le père, mineur et syndicaliste UGT (socialiste), avait été condamné aux travaux forcés.

 

Les frères Nuñez Tolin ont une histoire semblable. Leur père avait été l’un des fondateurs, près de Bilbao, d’une coopérative dans laquelle il travaillait. Il avait été élu conseiller communal communiste. En 1937, il est arrêté, passe devant le Conseil de guerre, est condamné à six ans de prison mais, battu à mort, il meurt en prison, laissant sept enfants. Trois de ses garçons (Vladimiro, Cesar et Galileo) ont été évacués en Belgique. Gines, Pedro, Ignacio et une fille (Aurelia) sont restés en Espagne avec leur mère (5).

 

Vladimiro, par exemple, a reçu du Parti ouvrier belge un certificat d’identité provisoire ; il est passé par Audierne en France, puis par le home Émile Vandervelde à Oostduinkerke, avant d’être accueilli à Ixelles en juin 1937 chez le docteur Fernand Balle. L’épouse du docteur Balle, Elin Helaers, avait un laboratoire dans lequel elle avait mis au point une méthode de détection de la qualité des protéines. Les époux se sont occupés avec affection de ce petit garçon de dix ans dont Madame Helaers parlera après la guerre tantôt comme de son « filleul », tantôt comme du petit garçon qu’ils avaient « adopté » pendant la guerre civile espagnole (6). Vladimiro est cependant enlevé aux bons soins du couple et est rapatrié par la Croix-Rouge espagnole le 23 mai 1939.

 

Le difficile retour en Belgique

 

À son retour en Espagne, Vladimiro connaît l’enfer d’humiliations et de misère auquel sont soumis les enfants des vaincus. Il n’est plus question de poursuivre des études mais de travailler. Il est en outre forcé de se faire baptiser et doit prouver qu’il suit régulièrement la messe. Il ne rêve évidemment lui aussi que de retourner au paradis perdu et tente plusieurs fois de quitter l’Espagne pour rejoindre la Belgique.

 

Selon les indications de la Sûreté espagnole, la bonne occasion se serait présentée enfin en 1951, lorsqu’il rejoint l’équipage d’un bateau qui va accoster à Anvers. Il déserte et rejoint Bruxelles (7). Sa bonne étoile, Madame Helaers, lui procure un logement et un travail comme soudeur (évidemment non déclaré) chez un des amis qui le connaissaient déjà enfant avant la guerre. Sans permis de travail, sans carte professionnelle, il est repéré par la Police des étrangers comme illégal et suivi aussi par la Sûreté espagnole, mais plusieurs personnes acceptent de témoigner en sa faveur. Ce sont des amis du couple Balle-Helaers, comme la veuve du médecin et auteur Louis Delattre.

 

Finalement, Vladimiro, après avoir travaillé dans un charbonnage à Houthalen, obtient un permis de travail. Il se marie, sa femme est, en 1952, servante chez un magistrat. Son frère Gines viendra le rejoindre en Belgique et travaillera dans le laboratoire de Madame Helaers. Vladimiro tente aussi en 1953 de faire venir sa mère en Belgique (8). Il restera sa vie entière fidèle à l’idéal pour lequel son père était mort.

 

Tout l’itinéraire migratoire de cette famille est donc conditionné par cet épisode qui a marqué les années d’exil des enfants: la découverte d’un pays et d’un milieu social où l’on vit beaucoup mieux que les « rouges » dans l’Espagne franquiste. Pourtant, lorsque Vladimiro « rentre » en Belgique en 1951, prudemment il ne déclare pas à son arrivée qu’il a déjà vécu ici…

[1] Éliane GUBIN, Valérie PIETTE, Sylvie TASCHEREAU, “L’immigration à Bruxelles dans les années trente. Le cas particulier des commerçants étranger”, in Revue belge d’histoire contemporaine – Cahiers du temps présent, n° 9, 2001, pp. 7-62.

[2] Sur le séjour bruxellois d’Ascaso et Durruti, voir Pelai PAGÈS I BLANCH, “Le séjour des anarchistes Ascaso et Durruti à Bruxelles”, in Le Bruxelles des révolutionnaires (dir. Anne MORELLI), CFC éd., 2016, pp. 204-215.

[3] Emilia LABAJOZ-PEREZ et Fernando VITTORIA-GARCIA, Los Niños: histoire d’enfants de la guerre civile espagnole réfugiés en Belgique (1936-1939), Bruxelles, 1994 ; Emilia LABAJOS-PEREZ, L’exil des enfants de la guerre d’Espagne (1936-1939) – La maison aux géraniums, L’Harmattan, 2005 ; Maite MOLINA-MARMOL, “Les Niños pendant la guerre civile espagnole, déplacements et placements (le cas de la Belgique)”, in Témoigner – entre histoire et mémoire, septembre 2011, pp. 86 à 99.

[4] Sven TUYTENS, “De Spaanse vlag van de Mechelse socialist Antoon Spinoy”, in Brood en Rozen, 2019/4, pp. 46-57.

[5] Ces renseignements proviennent, comme ceux qui suivent, du dossier de Valdimiro à la Police des étrangers et de l’interview de son fils, Serge, en date du 16 janvier 2020.

[6] Documents du 17 avril 1952 et 15 juin 1952 dans le dossier de la Police des étrangers.

[7] Cette version de la police espagnole, contenue dans son dossier à la Police des étrangers, ne correspond pas à la mémoire familiale pour laquelle c’est en traversant les Pyrénées que Vladimiro aurait quitté l’Espagne.

[8] Ce qui lui est alors refusé. Mais elle s’installera un peu plus tard à Bruxelles chez son fils Cesar.