#361 - mars/avril 2022

Les nonna de l’ombre

 

Les femmes des premières migrations en Belgique, italiennes ici (mais c’est sans doute le cas ailleurs aussi), sont (quasi) absentes de l’histoire de l’immigration, voire des récits et témoignages communautaires, qui font la part belle aux hommes, aux travailleurs, les reléguant au mieux à la cuisine, mais souvent au silence. Rencontre avec Maco Meo, animatrice à PAC-Mons Borinage, qui présente un projet dans lequel quelques Commare1 ont témoigné.

 

Comment est né ce projet de recueillir des témoignages des Filles de la Destinée?

 

Maco Meo: PAC a choisi d’agir par la culture pour offrir un espace d’expression, de création et de diffusion en vue d’accompagner les citoyens et citoyennes dans l’analyse critique de la société contemporaine, notamment à travers les inégalités qu’elle renforce, pour tendre vers l’émancipation collective. 

Les accords “bras contre charbon” fêtaient leur 75e anniversaire en 20212. La Ville de Mons, où l’immigration italienne fut très forte, avait prévu de célébrer l’événement, et le centre culturel MARS avait programmé le spectacle “Les fils de Hasard, Espérance et Bonne Fortune”. En accord avec MARS, en réponse au titre du spectacle, nous avons proposé d’intituler le projet “Les filles de la Destinée”. Il nous a semblé en effet qu’aborder la question de l’immigration italienne à travers un regard féminin était un angle inédit3.

 

Ce projet, qui a rassemblé 15 femmes, toutes générations confondues, a ambitionné de réhabiliter l’oubli dont elles ont été victimes et de mettre l’accent sur le rôle de ces femmes, quel que soit leur statut – travailleuse ou femme au foyer. Il était également important de valoriser leur place dans la société contemporaine. La forme fut choisie par les participantes : la publication d’un recueil de témoignages.

 

Comment s’est fait le choix des participantes-témoins? Et à qui s’adresse le livre?

 

Maco Meo: Mercredi 29 septembre 2021, nous avons lancé un appel à participation sur Facebook en vue de constituer un groupe pour mener notre atelier; jeudi 30 septembre, le groupe des participantes était au complet! Comme s’il y avait une urgence à libérer la parole, comme si les participantes avaient hâte de fabriquer les traces de leur rôle en Belgique, comme si se regrouper entre femmes de l’ombre revêtait un caractère impérieux pour donner des couleurs à ces existences effacées! 

 

En l’occurrence, l’urgence était réelle puisque ces femmes ne sont pas éternelles et que parmi les participantes – dont certaines ont plus de 80 ans – beaucoup ont vu nombre de leur amies primo-arrivantes disparaître sans que leur parole ne soit recueillie ni transmise. 

 

Ce livre s’adresse à celles et ceux qui ont envie de se pencher sur cette histoire de la Belgique d’après-guerre et aux conséquences qui ont façonné notre société.

 

Qu’en disent les enfants et petits-enfants qui ont lu ces témoignages ?

 

Maco Meo: Les enfants et petits-enfants qui ont eu l’occasion de découvrir ce livre sont particulièrement émus de découvrir le rôle que leur maman ou leur nonna a endossé dans ce pari de l’immigration italienne. Ils sont fiers de cette trace qu’elles ont choisi de laisser et ont la sensation que ce recueil est un femmage4 puisqu’il réhabilite ces trajectoires somme toute exceptionnelles.

 

Souvent, la pudeur a été de mise. Les descendantes et descendants ont découvert le parcours fait de sacrifices et de sueur de celles qui ont fait en sorte que l’avenir de leur progéniture soit meilleur ailleurs. Les enfants et petits-enfants parlent également d’une prise de conscience relative aux dominations subies par ces femmes, qu’elles soient exercées par leur mari, par leurs employeurs ou par les hommes en général qui ne leur offraient pas la place qu’elles méritaient.

 

Comment avez-vous procédé pour l’atelier, notamment avec celles qui n’écrivent pas ?

 

Maco Meo: Deux “obstacles” se sont présentés à l’expression écrite: beaucoup d’entre elles, même si elles savent écrire, ne sont pas familiarisées avec les techniques d’expression écrite d’une part, et d’autre part, plusieurs des participantes s’expriment quasi exclusivement en italien, voire en dialecte. La force du collectif a permis de fluidifier les échanges puisque la plupart des participantes comprenaient l’italien. Moi-même, je parle couramment cette langue ainsi que le sicilien et le napolitain. Le groupe passait allègrement d’une langue à l’autre et, finalement, la parole a pu être recueillie et retranscrite facilement, dans une atmosphère authentique.

 

Pour favoriser l’expression, nous leur avons proposé de présenter leur histoire à travers un objet. Il s’agit d’une méthode d’animation qui favorise l’émergence. L’objet fait remonter les souvenirs à la surface, il est aussi la trace concrète d’une réalité. A travers l’objet qu’elles ont choisi de présenter, ces Commare ont partagé un morceau de leur vie ou un trait de leur personnalité… La valise avec laquelle l’une a fait le voyage, le verre sur pied qu’une autre a contribué à fabriquer ou la pomme de terre qui a la saveur des premières frites ont offert au projet une touche poétique. Ces objets sont chargés d’une symbolique très forte et c’est souvent avec fierté, émotion ou nostalgie qu’elles les présentaient au groupe. Enfin, ces objets pourront être des “accroches” pour un futur projet théâtral, qui est au stade embryonnaire aujourd’hui.

 

Lors des ateliers, y a-t-il eu des refus d’aborder certains sujets, et/ou des regrets à la lecture?

 

Maco Meo: Ce ne serait pas honnête de dire que tous les sujets étaient abordés facilement. La sexualité, par exemple, est un sujet encore tabou, surtout pour les participantes plus âgées. La question de l’émancipation de leurs filles également. Les primo-arrivantes n’éduquaient par leurs enfants de la même manière, selon le sexe auquel ils et elles appartenaient.

 

Par ailleurs, toutes les situations d’injustice ne se retrouvent pas dans le bouquin. L’une d’entre elles a, par exemple, évoqué une tragédie et elle ne souhaitait pas que cet événement extrêmement lourd soit retranscrit dans le livre. Elle avait juste besoin de déposer l’expérience dans un groupe bienveillant, de se sentir acceptée dans sa douleur encore vive, et respectée dans son désir de ne pas partager son drame avec les lectrices et lecteurs.

 

Ces femmes sont absentes de l’histoire de l’immigration italienne mais aussi de la narration communautaire. Avaient-elles toutes conscience de ce silence?

 

Elles n’ont pas (forcément) choisi d’être invisibilisées… Qui en est responsable?

 

Maco Meo: Oui, elles en avaient parfaitement conscience et en vivant l’expérience de partage collectif de récit, elles étaient satisfaites de pouvoir enfin trouver un espace d’expression.

 

A leur arrivée, ces femmes ne prenaient pas leur place dans l’espace public. Trop souvent, celles qui travaillaient donnaient « leur quinzaine » à leurs maris. Quant à celles qui ne travaillaient pas – certains hommes considéraient qu’une épouse ramenant un salaire était un signe de déchéance –, elles étaient reléguées à la sphère domestique. La barrière de la langue a également contribué à les maintenir dans une forme d’isolement. Plusieurs des participantes ne parlaient toujours pas le français alors qu’elles ont passé deux tiers de leur vie en Belgique ! A l’époque, dans les usines où elles ont usé leurs bras, on travaillait entre Italiennes. Certaines s’y sont toutefois affirmées pour obtenir des conditions de travail plus dignes pour elles et leurs collègues, en devenant déléguées syndicales notamment.

 

On remarque également que la figure maternelle se chargeait de maintenir les traditions. Étonnamment, les mères entravaient parfois l’épanouissement de leurs filles en refusant qu’elles poursuivent des études au-delà de l’obligation scolaire. L’éducation était également conditionnée par la religion et donc extrêmement genrée. Cette vision “vertueuse” de l’organisation familiale n’a pas favorisé l’émancipation des filles. Mais petit à petit, les filles issues de l’immigration italienne ont affirmé leur volonté d’être respectées, de devenir l’égale de leur frère, de ne plus dépendre de “l’homme” et, donc, de se libérer d’un carcan devenu obsolète.

 

Que reste-t-il de ce lien avec l’Italie? Quels sont les rapports entre les “Filles de la Destinée” et leur pays d’origine?

 

Maco Meo: Des traces de ce déracinement sont encore présentes au sein des nouvelles générations. Les rapports de ces femmes avec l’Italie sont teintés de nostalgie mais également, il faut bien l’admettre, d’amertume.

 

Elles sont nostalgiques de leur terre, de leur village, d’un paysage, d’un ancrage familial dont elles se sont senties amputées en faisant le choix de partir. L’accueil en Belgique leur a laissé un goût d’amertume. Elles se sont senties rejetées au départ, victimes de préjugés liés à leur origine et la xénophobie était clairement palpable. Et lorsqu’elles purent enfin retourner au pays, le temps de quelques jours de vacances bien méritées, elles réalisaient qu’on ne les avait pas attendues et qu’il ne restait que le souvenir d’un “chez moi” figé et idéalisé. Nombreuses sont celles qui évoquent un schisme avec un village qu’elles ne comprenaient plus et qui ne les comprenait pas. La distance géographique avec leur terre a induit une distance intellectuelle et sociale avec celles et ceux qui y sont restés. Toutes les personnes issues de l’immigration, toutes origines confondues, connaissent cette nécessité de devoir se réinventer une identité pour s’épanouir dans une existence marquée par le déracinement, et ça demande une sacrée force de caractère ! 

 

Propos recueillis par Massimo Bortolini

[1] La camaraderie au féminin.
[2] Les références à cette histoire sont nombreuses, le dossier de l’Avenir est une introduction assez complète: www.lavenir.net/cnt/dmf20210607_01586770/archives-du-charbon-contre-des-hommes-il-y-a-75-ans-le-protocole-belgo-italien-du-23-juin-1946
[3] A ma connaissance, le seul autre travail avec et sur ces femmes de première génération est le livre de Martina Buccione, Marcinelle au féminin, Ed. Mémogrammes 2021. Cependant, les hommes et leur sacrifice demeurent centraux, les femmes, comme l’indique le titre complet, étant considérées comme veuves ou orphelines.
[4] Mot inclusif pour hommage.