#237 - novembre 2005

Lire, écrire et conter

Maurice Boyikasse

« Si un conteur ne sait pas rire, alors il est pris… Toute l’arme et le remède du conteur résident dans le rire. C’est le combat entre le verbe rire et le verbe mourir. » L’artiste qui savait si bien parlé de la mort et de ses facéties, Maurice Boyikasse Buafomo, nous a quittés ce 6 novembre 2022. Un aîné qui meurt, c’est comme une bibliothèque qui brûle, dit un proverbe africain. Conteur itinérant, Maurice était une figure incontournable du Matonge bruxellois. Pour lui rendre hommage, nous avons sorti des archives du CBAI ce très beau portrait de Nathalie Caprioli publié en 2005 dans un numéro de l’Agenda Interculturel consacré à l’art du conte.

Il me fait rire Maurice Boyikasse ! Sans crier gare, il évoque l’exorcisme, les ténèbres et la mort, puis vous ramène les pieds sur terre avec son projet d’alphabétisation par le conte, et repart aussi vite du côté des guérisseurs conteurs et autres histoires à dormir debout.

 

Une très belle phrase dans la Bible nous dit Au commencement était le verbe. L’homme, c’est la parole. Car sans parole l’homme perdrait une grande dimension de communication avec l’autre. C’est peut-être d’ailleurs ce qui distingue le mieux l’humain de l’animal : sa capacité de transmission. Et le conte, c’est le verbe ! Maurice Boyikasse Buafomo tourbillonne dans cette envolée de mots, de paroles et de verbes. Le conte, c’est une parole d’hier qu’on dit aujourd’hui pour exorciser demain. Etre conteur serait donc un métier dangereux ? Oui, oui, à hauts risques même. Beaucoup de guerres se déclenchent à cause de la parole, lance-t-il en pâture à notre réflexion…

 

Maurice se souvient. La dernière fois qu’il a encouru un risque, il contait L’homme qui voulait être roi à Uccle, à l’invitation du Conseil des communautés africaines de Belgique. J’ai emmené une jeune fille de 14 ans sur le plateau, tout en continuant à raconter l’histoire. Elle m’a accompagné jusqu’au bout. Il y avait une telle intensité et un tel silence dans son écoute qu’en fin de compte c’est elle qui contait et devenait l’actrice principale. Elle me signifiait : « C’est moi qui te crée, c’est moi qui t’invente, c’est moi qui te donne les mots, alors raconte l’histoire maintenant ! ». Et nous nous sommes projetés en avant pour exorciser le racisme et la xénophobie. C’est ça exorciser demain : reprendre en main la présomption d’innocence, se dire que l’autre est innocent et donc lui faire confiance. Ni plus, ni moins.

 

Même si parfois ses propos semblent tomber d’un ailleurs à la fois magique et farfelu, Maurice Boyikasse ne vient pas de nulle part. Sa mère était pleureuse dans les enterrements. J’avais donc et je détiens toujours un savoir-être familial. Fuyant la deuxième guerre du Shaba, il débarque en Belgique en 1981. Il a 26 ans à l’époque. Pour tout bagage, des souvenirs du bout de la nuit : une détention inhumaine où les prisonniers étaient réduits à rien, obligés de se battre entre eux pour manger. Ou crever comme des chiens.

 

(Mou)rire

 

Si un conteur ne sait pas rire, alors il est pris… Toute l’arme et le remède du conteur résident dans le rire. C’est le combat entre le verbe rire et le verbe mourir. L’un doit apprivoiser l’autre. En Belgique, Maurice veut construire et rêver l’avenir avec les enfants. Dès le départ, mon choix a été clair : je veux travailler dans les écoles comme conteur. Mais attention, les contes ne peuvent pas se dire partout. Par exemple, chez moi au Congo, tu ne peux pas dire les contes pendant la journée, c’est interdit. Parce que les morts dorment généralement pendant la journée. Or ils aiment être conviés, même s’ils s’invitent d’office… Finalement, notre guérisseur conteur s’en sort indemne avec ses horaires de jour grâce à un petit rituel : il se lave la tête à l’eau avant de s’enduire avec de l’huile de palme qui ressemble étrangement au sang.

 

Le conte est d’abord un vaccin. On n’attend pas que la grippe te prenne : on te vaccine avant. Les contes de Maurice sont des vaccins contre des maladies sociales : contre l’analphabétisme et l’ignorance. Il existe plusieurs niveaux d’ignorance : l’ignorance de soi-même, l’ignorance de l’autre. Quand ces deux niveaux sont dépassés, on pose alors la – question de la confiance : confiance en soi et en l’autre. Lorsqu’on a confiance en soi et qu’on est porteur d’une identité, on n’a pas peur de reconnaître l’autre, puisque chacun d’entre nous cherche à être reconnu par autrui.

 

Pourquoi la mort est-elle invisible ?

 

Maurice a créé son asbl : Libiki se présente comme une compagnie qui travaille sur la thématique du dialogue Nord-Sud parce qu’en proposant des contes originaires d’Afrique et du monde entier elle relie des thématiques communes comme la naissance, le mariage. Elle mélange les contes merveilleux, de morale sociale, ou encore étiologiques – c’est-à-dire les contes du comment et du pourquoi. Par exemple : pourquoi la mort est-elle devenue invisible ? Un conte nous dit que la mort était visible, avait un corps et marchait comme toi et moi dans la rue. Puis à un certain moment, elle a été roulée par quelqu’un de très malin. Se rendant chez Dieu, son grand chef, elle doit lui avouer qu’elle n’a pas pu remplir son contrat. Dieu, pour la punir, l’a transformée et rendue invisible.

 

Maurice joue avec le conte pour aider les élèves à dépasser leurs difficultés dans la maîtrise de la langue française, notamment dans des écoles ZEP ( Zones d’éducation prioritaires ). Apprendre à raconter des histoires exige tout un travail aux niveaux du son, de la tonalité de la voix, de la clarté du discours, du rythme. Il faut aussi que l’enfant comprenne le texte, le structure avec une introduction, les actions majeures et une conclusion. Pas si simple… mais tellement amusant et donc motivant ! Bien sûr, je ne remplace pas les enseignants, je ne suis pas là pour jouer au prof. Mais il n’est pas toujours très facile pour les enseignants de motiver leurs propres élèves. La manière dont on aborde l’écriture est parfois, pour certains, incompréhensible. Avec la méthode du conte, on n’arrête pas de rigoler tout en créant. L’élève est pris dans un mouvement et n’a plus l’impression qu’il doit remplir une corvée.

 

Parler aux parents

 

Maurice Boyikasse explique les enjeux de la bonne maîtrise de la langue pour lutter contre l’échec scolaire. Des jeunes d’origine immigrée parlent une langue à la maison, et une autre à l’école ( qui est aussi la langue officielle du pays et du monde du travail ). Entre ces deux univers, le fossé : les deux langues ne se parlent pas. Aussi les informations livrées à l’école ne sont pas intégrées à la maison ni insérées dans le tissu social. Ce manque d’intégration et de relais rend les informations incompréhensibles et complètement inutiles. C’est comme un vrai mur de Berlin qui se construit entre la famille et l’école. Or il faut que les informations puissent passer par le champ familial car c’est la famille qui normalise un certain nombre de comportements. La famille doit légitimer ces informations issues de l’école.

 

C’est dans ces cas que le conte peut agir comme intermédiaire, pour une raison simple : il peut parler aux parents, il peut leur dire un certain nombre de difficultés que vivent leurs enfants. A ce moment a lieu une révélation. Plutôt que de se sentir complexés parce qu’ils sont analphabètes, les parents vont capter l’information qui leur est livrée en peu en catimini. Il importe peu que les parents comprennent le contenu des cours, sachent lire ou non. Ce qui compte, c’est qu’ils osent se pencher sur les cahiers de leurs enfants en leur disant : « Montre-moi. Qu’as-tu étudié aujourd’hui ? As-tu tout compris ? ». Des questions simples, qui devraient devenir une habitude.