#366 - mars/avril 2023

Ma petite entreprise ou notre grande association

Pour nous, l’association et l’entreprise ne chantent pas la même chanson. Elles appartiennent à deux mondes différents, l’un animé par le commun, l’autre par le gain. Cependant, si nous observons les champs sémantiques des verbes “associer” et “entreprendre”, nous découvrons à la fois ces registres distincts et des airs de ressemblance.

 

La loi de 1921 sur les Associations sans but lucratif a été enterrée en 2019 par l’intégration du droit de ces dernières dans le nouveau Code des sociétés et des associations (CSA). Ce basculement provoque des conséquences très pratiques telles que l’augmentation du “monitoring” des associations par les autorités et la diminution de leur contrôle démocratique par leurs membres. Il confirme l’inflation des contraintes et charges administratives auxquelles les petites associations ne pourront pas toutes faire face. Surtout, il abolit les frontières entre les associations et les entreprises. Ce rapprochement peut dévoyer les missions des associations et ouvre la porte à la remise en cause de leur financement public.

 

Dans la jungle

 

On trouve dans les définitions1 d’entreprendre des éléments qui vont à l’encontre de la culture associative et de son esprit désintéressé voire altruiste. Le sens dominant aujourd’hui d’entreprendre et d’entreprise, “engager une opération commerciale ou industrielle”, “organisation autonome de production de biens ou de services marchands”, n’apparait que tardivement dans le dictionnaire, et sans doute aussi dans l’histoire. C’est cependant en ce sens précisément que le CSA a voulu rapprocher les associations et les entreprises puisqu’il a levé l’interdiction de se livrer à “des opérations industrielles ou commerciales” qui caractérisait les asbl dans la loi de 1921.

 

D’autres acceptions, plus générales, du verbe entreprendre le situent clairement sur le terrain de la concurrence et du marketing : “s’attaquer à”, “tâcher de gagner, de convaincre, de séduire” (entreprendre quelqu’un). Elles illustrent une des motivations de la réforme qui visait à réduire la concurrence déloyale générée par le régime fiscal ou les subventions des associations pour rendre le marché belge attractif et conforme aux normes européennes. Jusqu’ici, le droit de la concurrence ne s’appliquait qu’aux personnes morales qui avaient un but économique. Désormais, les asbl peuvent donc être mises en compétition avec des entreprises commerciales pour gérer une maison de repos et de soin, pour faire de l’alphabétisation, pour organiser une école de devoirs, pour défendre les intérêts d’un quartier ou d’une communauté… Les financements par appels à projets avaient déjà instauré la concurrence entre associations et imposé la logique managériale des résultats, impacts ou bénéfices mesurables à court terme. Tout cela s’inscrit bel et bien dans l’idéologie néolibérale qui n’a rien de spontané. Elle a fait l’objet d’une offensive délibérée, pensée dans des cercles restreints comme la Société du mont Pèlerin et expérimentée dans des laboratoires comme le Chili de Pinochet avant de s’imposer au monde par des gouvernants tels que Reagan et Thatcher. Résonnent alors ici des significations moins connues de notre vocable: entreprendre contre veut dire “engager une action hostile”, et entreprendre sur “porter atteinte ou tenter de porter à atteinte à (un droit)”.

 

Quand t’es dans le désert

 

Aux antipodes, on peut lire sous le terme “associer” des ambitions plus partageuses et inclusives: “allier, joindre intimement”, “faire participer”, “faire participer à une activité commune, un bien commun”.

 

Avec le Collectif212, nous avons tenté de circonscrire le champ associatif dont il nous importait de défendre les valeurs, d’entretenir la culture et de préserver la spécificité. Nous nous sommes fondés sur l’histoire qui a conduit à la loi de 1921, “issue des mouvements sociaux, des luttes syndicales et de l’auto-organisation du peuple tant pour apporter des réponses solidaires et collectives à la question sociale que pour s’émanciper de la tutelle patronale ou étatique”. Ce qui nous a amenés à poser au cœur du fait associatif quelques-unes des notions de cette définition du verbe associer: l’alliance, la participation, l’émancipation et le commun (cause ou projet commun, action commune et production de commun)3.

 

Toute association nécessite la réunion de plusieurs membres, nonobstant la réduction de cette exigence à la portion congrue par le CSA puisqu’il suffit désormais de deux personnes pour constituer une association, lesquelles peuvent en composer aussi bien l’assemblée que l’organe de gestion. Le contrôle démocratique des administrateurs par les membres, cher à la loi de 1921, a de la sorte été balayé. On peut créer une entreprise à deux et même seul. Ce qui est de plus en plus encouragé par un prêt-à-penser qui associe insidieusement l’individu à une entreprise. Chacune, chacun étant sommé de réussir son projet, de remplir son contrat, d’être l’autoentrepreneur de sa recherche d’emploi, de sa santé, de sa formation et de la rentabilité de son capital humain.

 

Le Collectif21 a souligné l’inscription dans la durée comme constitutive de l’association. Le Petit Robert nous confirme en donnant pour le substantif, “action de se réunir d’une manière durable”, tandis qu’entreprendre ne désigne que le début d’une action (entamer, initier) et que le dictionnaire mentionne comme antonymes “accomplir”, “achever”.

 

En mode pronominal, “s’associer” signifie “s’allier, s’entendre, se joindre, se lier, s’unir”, “former un ensemble généralement harmonieux”. Si nous nous inquiétons de l’avenir du fait associatif menacé par la logique managériale ou administrative, par l’individualisme, le consumérisme et l’instantanéisme, c’est que l’associationnisme s’avère nécessaire à la création d’une société “harmonieuse”. Notons qu’une société peut aussi être commerciale… Société comme association viennent du latin socius4 : le compagnon, l’allié, celui à qui je suis lié dans une entreprise commune. Où l’on voit qu’associer et entreprendre peuvent se rejoindre en certains sens.

 

Main dans la main

 

De manière la plus générale, entreprendre, c’est “se mettre à faire quelque chose» et associer, c’est “mettre ensemble”. Ces deux déclinaisons du verbe “mettre” se retrouvent aussi bien dans les associations que dans les entreprises. Si l’on s’associe, c’est toujours pour faire quelque chose et il n’y a pas que dans les entreprises de montage et d’assemblage qu’on met des choses ou des personnes ensemble. La deuxième définition d’associer mentionnée par le Robert, “réunir des personnes par une communauté de travail, d’intérêt, de sentiment”, convient clairement à nombre d’entreprises, même si les sentiments s’y voient souvent manipulés en vue de la rentabilité. Les responsables d’une société commerciale désignent aussi leurs collègues comme “associés”. De même, la plupart des associations se retrouveront dans cette signification d’entreprendre: “mettre à exécution un projet nécessitant de longs efforts, la réunion de moyens, une coordination, etc.”. Certes, certaines associations se veulent plus désinvoltes, basées sur le plaisir et la détente plutôt que sur les missions à remplir et l’huile de coude, à commencer par les associations libres d’idées ou de mots de l’inconscient et des surréalistes. Il en va néanmoins toujours de “se disposer à”, d’”essayer de” réaliser ceci ou cela dans l’association. On pourra enfin retrouver le sens négatif d’entreprendre – s’attaquer à, porter atteinte à – dans certaines associations, par exemple, de malfaiteurs.

 

À nos yeux, la société se porterait mieux si les proximités entre associer et entreprendre formaient des remous à contresens du courant actuel. C’est-à-dire si les valeurs de l’association contaminaient davantage l’entreprise que la logique de la compétitivité ne colonise l’associatif. Ou alors si l’associatif entrait en réelle rivalité avec la sphère marchande, non pas sur la manière la plus rentable de fournir des services, mais sur la manière de faire société, de répondre aux besoins et de distribuer les fruits de la coopération humaine.

[1] Dans Le Petit Robert et sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (www.cnrtl.fr).
[2] Sur le Collectif21, lire l’encadré page 13.
[3] Mathieu Bietlot, Manon Legrand et Pierre Smet (éd.), Cent ans d’associatif en Belgique… Et demain?, Agence Alter éditions/Collectif21, 2021, pp. 70-71, 332-333.
[4] Ce terme se définit aussi comme “composante sociale du comportement et de la vie mentale d’un être vivant”. Il renvoie donc, selon nous, aux fondements et à l’origine de la civilisation humaine (cf. Mathieu Bietlot, “Société versus dissociété (1/3) : Les grandes formations communes de l’histoire”,
APMC smartbe.be, analyse n° 9/2020).