#377 - mai/juin 2025

« Ce film est un cadeau »

29 novembre 2024, l’Espace Magh est blindé et les imprévoyants réduits à négocier un strapontin. C’est que le programme de la soirée commémorant les 60 ans de l’immigration turque en Belgique promettait des émotions fortes, convoquant à la fois reconnaissance et nostalgie : avec la projection de Turistler, suivie d’un débat en présence des réalisatrices et de descendants d’ouvriers impliqués dans le documentaire, pour finir par un concert de chants d’exil. Parmi les descendants invités, Harun Özdemir, fils de Cevat Özdemir.

 

Turistler [Touristes] est un documentaire ovni, inclassable. Bige Berker et Heleen de Wit l’ont tourné et monté en 1974, 10 ans après la signature de l’accord entre la Belgique et la Turquie pour l’envoi de main-d’œuvre. C’est l’Union des travailleurs turcs de Belgique qui commanda ce film aux deux réalisatrices, lesquelles acceptèrent de travailler bénévolement avec les moyens du bord et en un temps record. Turistler raconte le quotidien de travailleurs de Turquie arrivés en Belgique non pas dans le cadre de l’accord de 1964 mais avec un simple visa touristique, à l’époque où le plein-emploi n’est plus qu’un souvenir. Dans ce contexte, le touriste n’est autre qu’une personne sans papiers.

 

Durant 45 minutes, on découvre des images et des témoignages sur les conditions de vie, de logement et de travail précaires de la première génération d’immigrés, mais aussi sur les solidarités de « travailleurs de tous pays ». Ce documentaire exceptionnel appartient à l’histoire de l’immigration en ce sens qu’il décrit comment des militants de Turquie ont, grâce à leur opiniâtreté et à leur combat, participé à améliorer la situation des travailleurs étrangers. Aujourd’hui encore, les images peuvent saisir, lorsque par exemple la caméra balaie un espace exigu et insalubre où quatre hommes cohabitent : un trou sans douche ni toilettes.

 

A 41 ans, Harun Özdemir ne compte plus le nombre de fois qu’il a vu Turistler. « J’ai grandi avec. Je crois que nous étions une des seules familles qui avait une copie du film, avec les deux réalisatrices. On le regardait à chaque occasion qui se
présentait : quand une association le projetait en amorce d’un débat politique, à la maison, ou encore quand on partait dans la famille en Turquie. Il faut savoir que pendant quasi 30 ans, mon père n’a pas pu rentrer au pays ; alors ma mère emballait la K7 vidéo dans les bagages pour que la famille de mon père puisse voir ce qu’il devenait et faisait en Belgique. »

 

Emmène-le parce que ça chauffe ici !

 

« Mon père a connu le putsch de 1971. Entre deux coups d’Etat, il était triplement minoritaire et triplement oppressé : comme militant communiste, comme kurde, comme alévi. Il était à ce point engagé que sa famille, effrayée à l’idée qu’il
soit emprisonné ou pire, a arrangé son départ vers la Belgique où son père avait migré comme ouvrier. C’est comme ça que papa arrive ici avec mon grand-père en 1972. Il avait à peine 16 ans. Très vite, il rencontre les syndicats où il se fait des amis belges, italiens, espagnols. Il n’a pas été à l’école pour apprendre le français, ce qui ne l’empêche pas de bien le parler. Il aide d’ailleurs ses compatriotes comme interprète. »

 

« A chaque fois que je vois les séquences avec papa, ça me touche, particulièrement quand, à un moment, il chante en voix off, et quand il apparaît en fin d’une manifestation : il se déchaîne, harangue la foule, se donne corps et âme. Il était
comme ça ! Dans le film, il devait avoir 19 ans. »

 

Hébergeur à toute heure


« Je me souviens qu’on l’appelait à 22 h ou minuit pour lui signaler qu’on avait déposé une famille de migrants dans un café de la chaussée de Mons ou de la Barrière de Saint-Gilles. Mon père allait aussitôt chercher la famille qui venait vivre chez nous un jour, trois jours, une semaine, voire plus. Le temps de trouver un appartement ou, souvent, de passer en Allemagne ou en Angleterre. Papa n’était pas passeur mais hébergeur. »

 

« Certaines familles avec enfants arrivaient dans un état de grande fatigue mentale et physique, après avoir bravé le danger, les voyages en camion, l’inconnu… Quand ils entraient chez nous, je voyais bien qu’ils avaient peur. Ils ignoraient qui nous étions et se faisaient tout petits. Vous voulez manger ? Non. Vous voulez prendre une douche ? Non. Je n’oublierai jamais. »

 

« Engagé dans les luttes sociales, papa n’était jamais à la maison. Conséquence : tensions avec maman ; tensions avec nous aussi à partir de l’adolescence. Nous lui reprochions d’en faire trop. Qu’il accompagne une famille à la commune, c’était normal. Mais qu’il se lève à l’aube pour aller décrocher le ticket de passage, alors que la famille aurait pu le faire elle-même, nous ne le comprenions pas. Bref, j’ai grandi sans voir mon père. »

 

Aux yeux de Harun, Turistler inspire aussi bien la nostalgie que le sens de l’héritage. « Je ne suis pas autant engagé politiquement, mais quand je regarde le film, je me dis que je ressemble à papa dans mon rapport à la cause alévi. J’ai créé des associations, formé des jeunes, transmis notre culture et notre identité. J’ai même failli faire passer ma famille au second plan ! Puis j’ai appris à déléguer. »

 

« Ce film est un cadeau. Tout le monde voudrait avoir un documentaire sur le parcours de son père, mettant en lumière ses valeurs et ses combats. Sans “Turistler”, je n’aurais jamais vu mon père sous cet angle. »

 

 

 

En tournée en 2026

 

Le collectif composé par la Plateforme 50, le Centre socioculturel Alévi de Bruxelles et le CBAI prépare pour 2026 une tournée du documentaire dans une série de centres culturels en Belgique.
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