#377 - mai/juin 2025

Nostalgie en exil

Une machine à voyager dans le temps

En 2026, 80 ans se seront écoulés depuis la signature des accords entre les gouvernements belge et italien qui allaient marquer le redémarrage de l’immigration de travailleurs puis de travailleuses de l’Italie vers la Belgique. Cela ne sera pas un moment de fête. Certainement pas! Mais cela sera peut-être un moment de réflexion, de commémoration, et aussi, pour moi, d’hommage à ces femmes et hommes qui ont quitté leur pays pour tenter de se construire une vie meilleure. 

 

Parmi ces Italiennes et ces Italiens arrivés en Belgique après la Seconde Guerre mondiale, il y avait plusieurs membres de ma famille, dont ma mère, mon père et ma sœur. Leur histoire, je l’ai poursuivie. Cette histoire, c’est aussi une tranche de l’histoire de l’Italie, de la Belgique, de l’Europe et, j’ose le dire, de l’humanité. Il est évident pour moi qu’il est indispensable de ne pas l’oublier aujourd’hui. Les forces anti-démocratiques ont le vent en poupe. Pour renverser la démocratie et instaurer des régimes autoritaires, dictatoriaux inspirés du nationalisme, du fascisme et du nazisme, elles s’en prennent de plus en plus aux personnes exilées qu’elles rendent coupables de tous les maux d’aujourd’hui. La bonne vieille théorie du bouc émissaire semble encore avoir de beaux jours devant elle.

 

Raconter l’Histoire autrement

 

Dans ce contexte, parler de manière positive des migrations du passé, rendre hommage aux personnes en exil, c’est aussi éduquer les nouvelles générations et s’inscrire dans la défense de la démocratie et des droits humains aujourd’hui bafoués. Encore faut-il le faire de manière originale et attrayante. En effet, on peut avoir l’impression que tout a été dit sur l’immigration italienne en Belgique et qu’à chaque commémoration, on la resasse. On évoque notamment à chaque fois la catastrophe de Marcinelle de 1956, les “ni chiens, ni Italiens” dans les cafés dans les années 1950. Je l’ai fait et je continue, mais j’ai voulu cette fois proposer autre chose pour 2026: un petit ouvrage sur les chansons et la musique dans l’expérience migratoire italienne en Belgique et leur apport à la scène musicale belge. Le projet est en cours et il serait dommage d’en dévoiler le contenu avant la publication. Je précise juste qu’il sera au carrefour d’une approche sociologique, historique et qu’il puisera aussi dans des souvenirs personnels et familiaux.

 

Si on aborde les questions de la nostalgie et des douleurs l’exil dans les chansons et la musique, selon le thème du festival BRuMM de cette année1, ce sont précisément des souvenirs personnels et familiaux qui me reviennent immédiatement à l’esprit. Ils montrent toute la complexité de ces questions: quelle nostalgie expriment les chansons et la musique ? Les chansons et la musique permettent-elles d’atténuer les douleurs de l’exil, voire de les transformer en joie, ou d’exprimer les souffrances que les personnes exilées vivaient avant leur départ ? Permettent-elles tout simplement de transmettre l’expérience migratoire aux générations suivantes et de perpétuer la mémoire de l’exil ? Il est difficile de donner une réponse complète et nuancée à ces questions dans un article court. Cependant, mes souvenirs familiaux me permettent d’avancer des éléments de réponse subjectifs que je voudrais partager, en rendant hommage à mes parents.

 

Hommage à mes parents

 

Mon père est né en 1921 dans une petite ferme près du village de Mirabella Eclano dans la province d’Avellino en Campanie. Ma mère est née en 1926 dans le village de Taurasi à 7 kilomètres de Mirabella. Ils ont tous les deux grandi dans une grande pauvreté, sans eau courante, sans électricité, sans chauffage et aussi sans démocratie, dans l’enfer du régime fasciste de Mussolini. Durant leur enfance et leur jeunesse, la vie était rythmée par le travail aux champs, par les moissons, les fêtes religieuses et les exactions commises quotidiennement par les squadristi (chemises noires) de Mussolini, ces forces paramilitaires qui faisaient régner la terreur. La pauvreté était encore pire dans le village que dans la campagne. A la ferme, il y avait quand même de quoi manger. Au village, ce n’était pas toujours le cas.

 

Jeune adulte, mon père a été conscrit et envoyé dans les forces d’occupation italiennes en Crête durant la Seconde Guerre mondiale. Le comble pour un jeune que son père avait éduqué clandestinement dans les valeurs du communisme. A la fin de la guerre, ma mère et mon père se marièrent, toujours dans le grand dénuement. En 1946, mon père allait prendre le chemin de la Belgique. Il sera rejoint quelques années plus tard par ma mère et ma sœur. L’exil était une réponse à la pauvreté endémique et au fait, qu’en tant que communiste maintenant reconnu, aucune opportunité d’emploi ne se présentait à lui dans la région.

 

Éducation politique par les chansons

 

Malgré cette expérience de vie compliquée, ma mère était une femme joviale, sociable, extravertie et presque toujours de bonne humeur. Elle chantait en travaillant. Elle chantait lors des repas de famille. Elle dansait la Tarantella. Les vieilles chansons napolitaines qui avaient circulé de bouche à oreille dans sa jeunesse formaient le gros de son répertoire. Souriante, elle me les expliquait. Elle avait juré en partant qu’elle ne retournerait jamais habiter au village. Elle n’en restait pas moins attachée à son village et à sa région. Ces chansons qu’elle m’apprenait et me transmettait étaient une manière de vivre cet attachement, de se remémorer les moments de joie au pays dans une vie pourtant très difficile, de supporter la nouvelle dureté qu’elle avait rencontrée en Belgique, et aussi de me faire plaisir car elle voyait que j’accrochais à ces chansons.

 

Ma mère était aussi émotive. Une chanson qu’elle m’a chantée à quelques reprises la faisait pleurer car elle ravivait la douleur de la vie au village sous le fascisme. J’étais étudiant et je l’interrogeais sur la vie en Italie sous le fascisme. Son sourire disparaissait. Elle adoptait un ton grave. Elle me racontait que les Squadristi entraient chez les gens, les frappaient, les menaçaient, leur volaient leur maigres économies. Elle avait même le souvenir d’une voisine à qui ils avaient arraché à vif la dent en or, la seule richesse de la famille. Elle me parlait de la discipline de fer à l’école primaire et me chantait une chanson dont elle se souvenait et s’est souvenue jusqu’à sa mort. Cette chanson guillerette intitulée Facetta nera (Visage noir) et que les enfants étaient obligés d’entonner en classe relevait en réalité de la propagande pour l’expansionnisme colonial fasciste en Éthiopie. Cet air la replongeait dans son enfance sous la dictature fasciste. Le traumatisme et la terreur n’avaient pas disparu. Elle pleurait et, sans le savoir, elle faisait mon éducation antifasciste.

 

Bella ciao le poing levé

 

Mon père chantait moins. Quand j’étais petit, il jouait de la guimbarde. C’est au son de cet instrument qu’ils construisaient eux-mêmes que les gamins de sa campagne vibraient. Quand il chantait, c’était surtout Bella ciao et Bandiera Rossa, avec enthousiasme et le poing levé. En vieillissant, il était de plus en plus nostalgique de l’histoire glorieuse des luttes antifascistes et ouvrières dans lesquelles il s’est toujours inscrit. La même phrase revenait après ces chansons: “Sono nato rosso è moriró rosso” (“Je suis né rouge et je mourrai rouge”). Consciemment, il poursuivait aussi mon éducation antifasciste.

 

Mon père adorait également les chansons napolitaines. Chaque année, lors du réveillon de Noël, il arrivait toujours un moment où Renato Carosone, le célèbre pianiste et chanteur napolitain de la fin des années 1950, et deux de ses chansons Caravan Petrol et Tu vuo fà l’Americano faisaient se lever mon père pour chanter et danser. Une pure expression de joie qui est source pour moi d’une grande nostalgie de ces soirées familiales de Noël si prévisibles mais si chaleureuses et si gaies. La douleur de l’exil, le mal du pays ces soirs-là ne résistaient pas au rythme endiablé de la musique de Carosone, lequel avait connu le succès environ dix ans après l’arrivée de mon père en Belgique. C’est par la radio qu’il l’avait connu. Ses chansons avaient certainement été une grande source de bonheur pour mon père comme pour beaucoup d’autres immigrés italiens du sud, je présume.

 

Le laboureur et le fils ingrat

 

En revanche, une autre chanson que mes parents adoraient les plongeait dans une profonde mélancolie mais aussi les remplissait de joie chaque fois qu’ils l’écoutaient. Il s’agit de Zappatore (le bêcheur ou le laboureur), une chanson napolitaine des années 1920 de Gennaro Pasquariello qui fut reprise par Mario Merola à l’occasion d’un fim en 1980. La chanson raconte l’histoire d’une paysan pauvre du sud de l’Italie qui fait irruption dans une fête élégante dans la maison de son fils devenu avocat grâce aux sacrifices de ses parents. Malgré cela, le fils a renié sa famille dont la pauvreté et le manque d’éducation lui fait honte. L’objectif du paysan est de le ramener auprès de sa mère mourante de chagrin.

 

Cette ballade résonnait très fort chez mes parents issus de la même région et du même milieu social que le paysan de la chanson . Eux aussi avaient consacré toute une vie de travail, en plus à l’étranger, pour essayer d’offrir une vie meilleure à leurs enfants. Cette chanson racontait à leurs yeux leur dure vie de sacrifices de travailleurs immigrés. D’une certaine manière, elle exprimait leur douleur et leur souffrance mais, en même temps, elle leur procurait une joie intense car, contrairement au fils devenu avocat de la chanson, leurs enfants non seulement ne les ont jamais reniés, mais ils ont toujours fait preuve d’une gratitude infinie à leur égard. Ce mélange de mélancolie et de tristesse se traduisait surtout chez ma mère par des larmes à l’écoute de ces paroles.

 

Aujourd’hui, mes parents, comme la plupart des immigrés italiens arrivés juste après la Seconde Guerre mondiale, ne sont plus là. Après une vie très dure, ces femmes et ces hommes ont tiré leur révérence. Mes parents ne sont jamais retournés vivre en Italie. Mais leur Italie, ou plutôt leur Campanie, est restée ancrée dans les chansons napolitaines, qui ont accompagné leur vie et qui accompagnent maintenant la mienne. « Ces chansons leur ont permis de résister, de trouver de la joie, d’exprimer leur tristesse, leur mélancolie et une certaine nostalgie parfois – bref, de vivre leur humanité. Quoi qu’il en soit, je ne les remercierais jamais assez de m’avoir transmis un riche héritage culturel et politique »

[1] L’édition 2025 du Festival Bruxelles Musiques Migrantes était intitulée “Chants d’un pays perdu. Douleurs de l’exil et nostalgie dans les musiques migrantes”