#376 - mars/avril 2025

Brussels Underground

Après les territoires perdus de la République, a-t-on les territoires perdus du Royaume de Belgique ? Dialogue pas si imaginaire entre moi et mon moi généré par AI.

 

« Tu habites à Anderlecht ?!

– Depuis 20 ans.

– Cela dit, là où tu es, c’est vert et tout. C’est pas “vraiment Anderlecht.”

– Je suis à Veeweide depuis deux ans, c’est vrai. Pas loin de Saint-Guidon.

– Ca chauffe aussi là-bas. En fait, c’est tout le secteur qui est dangereux.
– Avant, j’ai habité Cureghem vingt ans. Dans le “vrai Anderlecht”. Clemenceau. Rue du Chapeau, rue Jorez, rue de la Clinique. Place du Conseil. J’ai fait mes maternelles et primaires à l’Ecole Sainte-Marie. Tous ces lieux qui font l’actu et qu’ils voudraient qualifier de territoires perdus du royaume.
– Ce serait abusé? Je n’ai jamais été à l’aise d’y aller. En journée, à la limite.
– Tu n’es pas un cas isolé. ça m’a toujours étonné. On parle bien des quartiers où je vis depuis tout petit? Ou du Bronx de la misère et des gangs? Avant que New-York investisse enfin en masse dans les quartiers, les structures d’accueil, d’encadrement, les arts, la scène musicale, les théâtres, la communication à long terme. En quelques années, le Bronx s’était écarté de sa légende peu enviable parce qu’il ne se voyait plus comme ça. Les zones qui font peur sont méconnues. Anderlecht l’est un peu moins mais…
– Avec ce qui se passe ? ça ne va pas l’arranger. Molenbeek hier, Anderlecht aujourd’hui.
– Non. Je pensais plutôt à ces gens qui quittent les communes branchées pour venir à Anderlecht, pour sa qualité de logement élevée et abordable. Aux agronomes et botanistes, aux partisans d’une consommation locale qui ont lancé des fermes urbaines pionnières dans ses campagnes. J’entends tout le temps ces craintes sur Anderlecht, alors que j’y vois l’une de nos communes les plus mixtes.
– Tu te moques de moi ?
– Il y a toujours un décalage entre le réel et sa description, surtout à notre époque dématérialisée.
– Mais objectivement… Les armes et les drogues sont partout.
– Pas partout.
– Presque partout.
– Non plus ! Si les drogues et les armes étaient presque partout, on n’aurait plus de place pour marcher en rue à cause des toxicos et les armes séviraient 20 heures par jour. On ne vit pas en enfer non plus, il faut se méfier des raccourcis.
– Tu insinues que notre inquiétude est infondée ?
– Notre inquiétude est toujours fondée, hélas, au moins en partie. Mais le danger est de croire à un réel monstrueux qui engloutit tout et contre lequel on serait démunis. C’est faux. On doit faire nos devoirs : identifier les menaces exactes, leur nature, leur urgence. S’informer intelligemment est devenu un sport de combat – et c’est déjà agir. »

 

Robocopland vs Belgikistan ?

 

“La nature a horreur du vide, d’accord ?
– Et l’oisiveté est mère de tous les vices.
– Parfait exemple ! Si on n’agit pas, d’autres agiront à notre place, surtout dans ces quartiers qui sont les plus grandes chances d’une ville.
– Tu te moques encore!
– Non. C’est mathématique : dans un endroit où tout est déjà fait, il n’y a plus de place pour ta créativité. Dans les Anderlecht du pays, c’est l’inverse. Et comme il n’y a pas de sot métier, il n’y a pas d’action mineure. Il y a l’action et l’inaction. Etre acteur de sa vie et de ses rues ou céder à la tentation du repli qui, lui, est terrifiant car il remplace la réalité par ses pires représentations. Vérifie: plus tu le broies, plus le noir s’intensifie. Dans ces vides citoyens, les pouvoirs forts s’installent avec brutalité, par la politique du fait accompli plus que par la concertation. Mais comme le réel ne doit pas être effacé par ses représentations, nos élus ne doivent pas nous occulter. Tout ça pour un résultat zéro.
– Je ne comprends pas.
– Les grands flics à la gendarmerie et à Europol sont clairs : aucun Etat n’a les moyens de mettre fin au narcotrafic international. Narcos a trop d’argent, d’agents, de technologies, d’élus à son service, d’alliances. Pour autant, ces flics continuent à monter des opérations, suivre des filières, réaliser des saisies et des arrestations massives et obtenir de vraies victoires. L’Europe n’est donc pas non plus un port de plaisance pour les barons.
– Mais alors, c’est impossible de lutter à armes égales?
– Exact. Il faut lutter avec d’autres armes. L’autoritarisme n’est pas l’autorité, la surveillance n’est pas la vigilance et le sécuritaire n’est pas la sécurité. On n’a pas à vivre entourés de miradors. »

 

Cureghem Confidential

 

« Mais on ne peut pas se contenter de dire non aux miradors et aux barbelés.
– C’est vrai. On doit avoir des propositions, mettre les mains à la pâte – faire nos devoirs.
– Les jeunes n’écoutent plus personne. Ils ne croient plus en rien.
– Les Jeunes. Toujours sur le haut du podium de l’imaginaire urbain. Ne les minimise pas. Bon an mal an, l’avenir est à eux. Ce sont eux qu’il faut mobiliser, à qui il faut redonner envie et soutenir. Et savoir que c’est difficile d’être Les Jeunes à une époque qui héroïse des sociopathes. Dans ce monde d’après la pandémie qui n’ose pas faire son bilan, difficile de ne pas succomber au cannibalisme des prédateurs qui se présentent comme les nouvelles idoles, de croire qu’on peut avoir une vie réussie sans rouler en Tesla et rêver d’être ElnMsK. Jeunes et moins jeunes, on a besoin d’une bonne «claque de réel» pour purger notre système de ce gras virtuel qui bouche l’imagination. Souscrire, ensemble, à des règles collectives consenties, des codes de conduite honorables, et recommencer au plus vite à nourrir nos esprits de la denrée la plus précieuse : la liberté. Ensuite, retourner dans ces rues qu’on prétend nous confisquer.
– On a essayé ! Les travailleurs sociaux, les associations, les comités, depuis des années…
– Il faut s’obstiner ! S’améliorer, refaire en mieux, mais continuer, comme les grands flics d’Europol qui ne renoncent jamais et jamais ne vont qualifier leur travail d’insignifiant. Pas de happy end facile : on entend parler de guerre culturelle. Certains politiques aiment ces mots pour promouvoir leur vision utilitariste. Plus sérieusement : durant la Guerre froide, la CIA en a mené une contre le communisme. Elle y a dépensé des budgets colossaux. Sans ça, pétard mouillé. Il y a donc bien une guerre à livrer, culturelle et même spirituelle, entre les prédateurs mondiaux et l’intelligence artificielle qui n’hésitera pas à nous déclasser et nous déclarer artificiels. Mais attention : quand nos grands flics montent des opérations, on n’en sait rien. Ils bossent en coulisses, n’envahissent pas le quotidien.
– En fait, plus ils sont discrets, plus ils sont efficaces.
– Tout miser sur le sécuritaire – contre un Narcos mille fois plus riche – nous condamne à l’échec. J’ai presque envie de dire qu’on doit être capable de faire ce qu’a fait la CIA : mettre de vrais moyens dans cette guerre culturelle et spirituelle et regagner du terrain pouce par pouce, à force d’idées, de projets, de coopérations, de graines de vie semées partout où d’autres sèment la mort. Un jeune qui prend la plume plutôt qu’une arme, une caméra plutôt qu’une dose de came. Compter nos victoires, comme les agents d’Europol.
– Ça va prendre un temps dingue. Les gens ne savent plus vivre dans le temps long.
– Sauf si c’est un temps d’action, de réalisation, de prise de responsabilités de la part des premiers touchés, qui seront aussi les premiers bénéficiaires. Un temps où naîtront des vocations, des carrières. Les plus jeunes vont s’initier à la création et à la gestion de leurs projets, au dialogue entre les divers échelons de la société, sur des bases qui ne sont plus celles du rapport de force ni de l’autoritarisme mais du respect, non plus un respect de crainte mais de confiance. Si pacification il doit y avoir, ce sera long et complexe. Dans ce temps accéléré, il faut réapprendre à être déterminés patiemment. La fin du monde n’est pas encore pour demain. Ne baissons pas les bras comme si tout était joué. »