#368 - septembre/octobre 2023

Comment répondre à la violence ?

Je n’ai pas vu le djihadiste entrer dans le métro. Pour moi, il n’avait pas de consistance, pas d’existence. En tous cas, je ne me suis jamais intéressée à lui pendant toutes ces années. Je ne connaissais pas son nom; je ne parvenais pas à le retenir. J’avais été victime d’une bombe et d’une explosion plus que d’un homme. Ce djihadiste restait irréel.
Jusqu’au procès…

 

En assistant au procès d’assises, je me suis confrontée aux hommes qui ont participé à ces attentats. Au début, ils représentaient un bloc. Puis, au fur des semaines et des mois, j’ai commencé à percevoir des personnalités, des individualités, des histoires. Je suis aussi entrée en résonnance avec certaines choses qu’ils disaient. Il s’est joué une aventure humaine. Une rencontre s’est produite, même si nous ne pouvions pas avoir de contacts avec les prévenus assis dans le box. Mais voilà: ils existent!

 

Le verdict des assises fait sens pour moi dans la mesure où les douze jurés ont examiné les accusés un à un et identifié pour chacun d’eux leurs responsabilités individuelles. Pourtant, j’ai ressenti une tristesse profonde après l’annonce du verdict. Avec d’autres victimes, nous avions suivi les plaidoiries, nous faisant retourner comme des crêpes, tantôt par les avocats des parties civiles, tantôt par ceux de la défense, nous poussant ainsi à réviser ou nuancer nos avis sans cesse. Le verdict clôt de manière définitive ces débats. Il tombe comme une semonce et c’est brutal.

 

J’ai ensuite pensé à Salah Abdeslam et à son avocate Delphine Paci, me disant que le verdict devait être dur à recevoir – même s’il a fait ce qu’il a fait, et qu’il ne s’agit pas de le plaindre. J’ai ressenti le verdict comme une réponse violente à des actes violents. J’ai été étonnée de me rendre compte qu’à ce jour, institutionnellement, nous ne parvenions toujours pas à trouver une autre réponse que celle-là. Et mon intention n’est pas de soutenir qu’ils ne doivent pas être condamnés.

 

Ce procès m’interroge

 

Comment notre société répond-elle à la violence ? Et de quelles violences parlons-nous ? Deux exemples pour mieux m’expliquer… Dans toute la trajectoire de reconnaissance de mon statut de victime, j’ai été confrontée à des violences institutionnelles à mon égard.

 

Professionnellement aussi, dans le domaine de l’aide au logement, je suis en contact avec un public qui fait face à des violences institutionnelles. Je suis donc sensible à cette question et c’est pourquoi la violence que j’ai subie par les attentats a réveillé l’ensemble de toutes ces violences. Je voudrais un monde où l’on parvient à minimiser la violence. Qu’est-ce qui fait que notre société produit des gens prêts à se faire exploser pour tuer?

 

Travailler ces questions, c’est aller à la rencontre de l’autre. Et quand je dis l’autre, c’est vraiment l’autre ! Comme des mamans de jeunes partis en Syrie. Au départ, la démarche a été difficile pour moi. Je me demandais ce que j’allais pouvoir dire à ces mamans; j’avais l’impression qu’on n’avait pas grand-chose en commun. Finalement, je me suis rendu compte que nous avions plus de points communs que de choses qui nous distinguent. Je me rends en prison pour témoigner de notre travail avec Retissons du Lien1. Là, un même sujet revient souvent sur la table : en général, les prisonniers disent se sentir victimes d’un système. En réponse, j’essaye de leur témoigner que je ne suis pas victime d’un système mais que ce système me met aussi en colère.

 

Le procès a rebrodé le lien social. D’abord, la victime de violence institutionnelle que je suis a apprécié le travail de la justice dans l’organisation du procès et la manière dont la présidente du tribunal a dirigé le procès. Me rendre compte de l’ampleur des enquêtes menées par une cohorte d’experts a été très réparateur pour moi. Bien malgré moi et bien malgré eux, le procès m’a aussi permis de retisser du lien avec les accusés – des hommes ordinaires aujourd’hui condamnés.

 

En manque d’engagement politique

 

Mais ce lien n’est pas suffisamment resserré et je continue à m’interroger. Bien sûr, toutes les victimes ne partagent pas mon avis et considèrent que le verdict n’était pas assez sévère. Je ne peux pas ne pas tenir compte de leur déception ni de leur colère.

 

J’ai accompli un travail personnel considérable pour me reconstruire. Pendant trois grosses années, cet objectif a été mon unique angle de vue. Puis, j’ai ressenti un manque. Un manque d’ordre sociétal. J’avais besoin de trouver d’autres personnes qui s’interrogeaient comme moi sur ce qui nous est arrivé: qu’est-ce qu’on en fait? Quelles leçons on en tire à l’échelle de la société? Comment fait-on pour que cette violence ne se reproduise pas? Nous sommes obligés de nous poser collectivement ces questions. Autrement dit, j’avais besoin d’un engagement politique.

 

Une professeure en victimologie m’a un jour expliqué qu’une victime a trois failles qui peuvent devenir trois ressources en travaillant d’abord sur son identité, puis sur le lien social et enfin sur la relation de confiance aux institutions. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir suivi exactement ce parcours. Avec le collectif Retissons du lien, j’ai pu renforcer le lien plus sociétal ; et avec le procès, une réparation institutionnelle s’est produite.


Partir de soi

 

Au public qui participe au débat après la projection du film Au-delà de nos larmes2, j’aime répéter qu’on ne devrait rien laisser passer lorsqu’on entend des propos inacceptables. Il faut avoir ce courage – mais je suis bien la première à ne pas oser réagir… Par exemple, sur la question de la déchéance de nationalité requise par le Parquet en fin du procès : cette mesure est inaudible à mes oreilles, parce que déchoir ne sert à rien si ce n’est qu’à considérer que les binationaux sont moins belges que les autres. Et pourtant, je n’avais pas le cran de l’affirmer devant les victimes dont j’imagine qu’elles trouvent cette peine normale. Je crains de les heurter.

 

Régulièrement, on croise tous des gens qui tiennent des propos racistes l’air de rien, mais on laisse dire ; il m’arrive de laisser dire parce qu’il y a des moments où je n’ai pas envie ou l’énergie de me mobiliser, mais c’est une erreur.

 

Je n’ai pas le pouvoir de changer la situation avec une proposition. Je me dis juste que je ne peux que partir de moi-même, induisant de petites avancées… ou pas. J’espère que d’autres s’associeront à nous pour mener ce travail de retissage. Je suis confiante quand j’observe le tissu associatif hyper dense, même s’il gagnerait à être moins compartimenté et plus uni pour faire entendre sa voix aux politiques.

[1] Sur Retissons du lien, lire l’article « Faire société » de Vincent de Gaulejac et d’Isabelle Seret, pp 24-27, dans ce numéro.

[2] Documentaire sur Retissons du lien, réalisé par Françoise Wallmacq et Chergui Kharroubi, production Les Gens, en co-production avec la RTBF, 2023.