#368 - septembre/octobre 2023

L’échelle de grandeur de nos âmes

Kenan Görgün tutoie le condamné, sans tabou, sans peur, sans apprêt. Son impératif est l’urgence : “Alors parle. Refais le chemin pour toi et pour nous”, lui écrit-il. L’auteur du polar “Le Second disciple”, inspiré des attentats de mars 2016, veut l’entendre, veut qu’il reprenne “tout à zéro”, comme une échappée sur sa condition humaine. Quand les mots risquent et bousculent – l’article qui ne clora pas ce dossier d’Imag.

 

Aurais-tu pu détruire plus et mieux, détruire autrement ?

 

Qu’espérais-tu voir disparaître au juste, et qui n’a éclipsé que des vies – et, pour chacune, précipité une multitude d’êtres dans les décombres d’un deuil impossible? Dans quel monde avais-tu le projet de nous faire vivre en mettant ton plan à exécution? Quel mal as-tu guéri? A supposer même qu’il y ait eu chez toi un désir de soigner, tu n’as été au mieux qu’un vaccin: le concentré brutal de tous les maux que tu prétendais éradiquer. Et ta cure de choc n’a eu qu’un bénéficiaire: ton ego, persuadé qu’il ne devait rien à personne et que le monde lui devait tout.

 

Dans cette salle de tribunal, au lieu de botter en touche ou de te draper dans un silence qui t’entourait de mystère à bon compte, tu aurais dû exiger la peine la plus longue: privé de l’honneur d’être mort pour la cause, exiger qu’on t’enferme et te tienne loin de cette civilisation mécréante, puisque l’idée même d’y retourner devrait te faire horreur.


Mais peut-être qu’en attente de ton procès, ta geôle est devenue une antichambre de ta conscience, et qu’à te débattre avec elle, tu as fini par te demander comment tu avais pu penser attaquer des valeurs quand tu n’attaquais que du béton. Peut-être. Après tout, on fait des rencontres inattendues sous les verrous. Tu y as peut-être lu Analis, cet auteur grec: “C’est ainsi qu’on s’affirme en abaissant les autres, et qu’on croit trouver un visage ou une identité “. Au lieu de partir en quête de quoi que ce soit, tu t’en es pris à ton voisin sans défense. Tu as brisé des destins sans briser ce qui est nuisible et demeure bien en place, plus vigoureux que jamais, et ton pseudo-djihad en est l’un des accélérateurs.

 

Dans le film Shutter Island, le marshall Teddy Daniels se demande: “Qu’est-ce qui est préférable? Vivre en monstre ou mourir en homme bien?” Puisque tu as raté ta mort, tu vas devoir vivre avec cette question et avec le monstre en toi. Et cette vie, c’est ta dette.

 

C’est maintenant le plus dur pour toi. Le moment de tout reprendre à zéro.

 

“Que restera-t-il, si tu commences à ne pas croire? Tu aperçois d’un regard cet immense édifice, qui vacille par ton doute.” Reprends à ton compte ces mots du philosophe Alain qui réfléchit à Mars, dieu de la guerre. Et parle. Non plus dans la posture du martyr qui a raté son héroïsme de peu ou dans celle de la victime impuissante de tous les fléaux de ce monde pourri jusqu’à l’os. Des milliards de gens se débattent avec ces fléaux, depuis plus longtemps et avec plus de bravoure que toi; ils n’ont pas besoin d’un donneur de leçons.

 

Saisis-toi du moindre espace d’expression et parle. Réfléchis à voix haute. Déconstruis. Expose. Remémore. Refais le chemin pour toi et pour nous, et tous ceux que séduirait le même aveuglement. Pose-toi toutes les questions et écoute celles des autres, fais-le sans juger: ni les autres (qui seraient naïfs là où tu serais lucide), ni toi-même (personne n’a besoin d’un martyr manqué qui s’autoflagelle). Ce qu’il nous faut entendre, c’est ce que peut en dire celui qui y a été et en est revenu. Car ce monstre que tu es devenu, nous l’avons tous en nous. Ce qui réveille le monstre ou le tient en respect, c’est là l’enjeu.

 

Alors parle pour payer ta dette en payant de ta personne.

 

Ne te préoccupe pas de ton langage. N’essaie pas de bien parler ou de parler comme quelqu’un que tu n’es pas. L’éducation scolaire faillible? Les parents déconnectés de ta réalité parce que la langue, la culture de l’immigration, le temps passé par eux à faire des travaux difficiles pour subvenir à tes besoins à toi ? D’accord, c’est acté. N’en fais ni tout un foin ni un obstacle. Au contraire, fais de ces états d’âme et de ces carences, de tes erreurs et renoncements, la matière et l’art de la conversation qui peut nous relier.

 

Tu pourrais d’ailleurs commencer par l’art. Par ton absence de rapport à l’art plus précisément, et à ce que cette démarche implique de mise en danger de soi, parle-nous de ce mépris que tu as éprouvé envers les créateurs puisque, dans ce monde que tu as fréquenté, seul Dieu est créateur et tous lui sommes soumis; parle de ton rejet de l’expression, de l’invention, de l’imaginaire, de la pensée libre. Celle-là, surtout, aura été un croquemitaine. Car si on sait éventuellement où elle commence, on ignore où elle peut nous mener. Ça en fait la plus grande des aventures, à vrai dire; mais l’aventure et la liberté, on sait bien que tout le monde aime en parler mais que très peu les pratiquent.

 

Dis-nous ta phobie de cette pensée libre, et je suis certain que la plupart d’entre nous trouvera des points communs avec toi, dans la mesure où le courage de penser librement et de rêver le monde autrement n’est donné à personne et doit, à chaque fois, se désirer, se conquérir et se cultiver. Voilà qui déjà nous rapproche.

 

Tu pourrais poursuivre par le courage, justement, et nous rapprocher encore de toi par ta relation ambigüe à cette notion. Aucun de nous n’échappe à cette ambiguïté : nous négocions tous ce que nous sommes pour de vrai et l’image que nous en donnons, car nous avons nos peurs; la peur, ce moteur si puissant de notre civilisation; quiconque veut enrôler et manipuler est sûr de ne jamais se tromper en misant sur elle.

 

Balayer sa peur. Goûter à ce sentiment – que ne ferait-on pas pour ça. Une action d’éclat, par exemple, viscérale, pulsionnelle, sans retour. Dis-nous cette ivresse que tu as éprouvée et ce que tu ressens à sortir d’une telle gueule de bois. Tu t’es certainement vu du courage pour franchir cette ligne que tu as franchie. Mais n’est-ce pas de courage que tu as manqué le plus? La faiblesse nous fait confondre la fureur et la force, et de cette méprise naissent des tragédies. N’est-ce pas ce manque de courage qui t’a poussé vers le confort de l’endoctrinement et ouvert l’antre de ton monstre intérieur?

 

Il est temps de revenir sur ton vécu et de le vider de sa séduction empoisonnée.

 

Refaire le chemin ensemble est notre seul moyen d’avancer.

 

Par son accélération, cette époque nous dépasse. Nous désespérons de la ralentir, ou de nous conformer à son rythme au péril de notre santé, ou à défaut, de trouver des solutions simples pour la simplifier ; des solutions de préférence rapides – rapides à saisir et à appliquer, dans l’espoir de ne plus être pris de court par la vitesse de ce temps. Même dans la recherche d’un ralentissement, nous avons du mal à supporter la lenteur, c’est un de ces suprêmes paradoxes dont se délectent nos monstres intérieurs. Alors que c’est un travail de patience de se former, de se forger des armes intellectuelles à même d’appréhender les défis de l’époque, et qu’il faut un courage singulier pour s’interroger et ne pas sauter sur tout ce qui ressemble à une réponse, nous sommes maudits par notre besoin de résultat, de “retour sur investissement”.

 

Absurde mais vrai, nous nous rejoignons tous sur le fait que nous sommes consommateurs ; consommer est devenu la clé de notre attitude dans la vie, envers le terrestre comme envers le spirituel. Comme la plupart d’entre nous, dans ce désir de dominer ton angoisse existentielle, tu en voulais pour ton argent et tu t’es précipité sur le produit qui t’a semblé le mieux adapté à ton attente.

 

De cette marchandise spirituelle, tu es devenu adepte, puis addict.

 

Et tu l’as appelé djihad parce que tes dealers y avaient collé l’étiquette “djihad”.

 

Érigeant le capital en doctrine, le capitalisme produit, en grande quantité, l’objet ou le service le plus simple, rapide et bon marché, à même de satisfaire un désir. Pour être un succès, ce produit doit être sans complexité ni ambivalence. Érigeant l’islam en doctrine, l’islamisme produit une idéologie à même de répondre à un besoin spirituel, en arrimant une poignée d’idées percutantes à une simplification à outrance de l’Islam, dépouillé de toutes ses subtilités. Merchandising, images-chocs, langage conquérant, facilité d’usage, résultats immédiats : prêt à l’emploi, le kit de base de l’islamisme met dans ton esprit les convictions et dans ta bouche les mots que tu croyais chercher depuis toujours.

 

Coca-Cola a sa formule secrète; Djihad a le texte sacré et intouchable du Coran.

 

Parlons de ce capitalisme spirituel déguisé en résurrection d’un islam fort.

 

Honnêtes et vigilants, humbles mais confiants, ensemble, contre la peur et l’ignorance, il nous incombe de commettre le plus urgent des attentats.