#365 - janvier/fevrier 2023

Les personnes primo-arrivantes. De qui parle-t-on?

Au tournant des années 2000, la question de l’accueil des personnes migrantes est arrivée à l’agenda des politiques européennes, donnant naissance à de nouveaux dispositifs institutionnels et, avec eux, de nouvelles catégories sociales.


En Belgique francophone, l’ouverture des Bureaux d’intégration au cours des années 2010 a fait émerger un nouveau public ciblé par les politiques publiques: les personnes “primo-arrivantes”. À partir de données sur ce public à l’échelle de la Région de Bruxelles-Capitale (RBC) et des Bureaux d’accueil bruxellois francophones (BAPA), nous tentons dans cet article de tracer la diversité de leurs profils.

 

adjectif qualifiant des personnes de “primo-arrivantes” désigne dans le langage courant une personne étrangère arrivée relativement récemment en Belgique. A l’inverse des hyperonymes tels que “migrants” ou  “étrangers”, ce vocable est avant tout une catégorie administrative désignant le public ciblé par les Parcours d’accueil ou d’intégration1. L’intégration des personnes étrangères en situation régulière étant une matière dévolue aux Communautés, transférée dans les faits aux Régions, sa définition précise varie entre ces dernières. 

 

Dans le décret relatif au “Parcours d’accueil pour Primo-arrivants” de la Commission communautaire francophone (2013), la personne primo-arrivante est définie à Bruxelles comme “toute personne étrangère majeure, de moins de 65 ans, séjournant légalement en Belgique depuis moins de trois ans, inscrite pour la première fois au registre des étrangers d’une commune du territoire bilingue de la Région de Bruxelles-Capitale, et disposant d’un titre de séjour de plus de trois mois” (art.2). En d’autres mots, ce public ne constitue qu’une fraction de la population étrangère bruxelloise : les étrangers “régularisés” (en possession d’un titre de séjour de plus de 3 mois), “récents” (séjournant depuis moins de 3 ans)  et “actifs” (majeurs de moins de 65 ans). Par ailleurs, comme la personne migrante ne devient primo-arrivante qu’à partir du moment où son séjour est autorisé, l’accès au parcours d’accueil – et donc son statut de primo-arrivant – peut prendre en Belgique des mois, voire des années, comme en témoigne aujourd’hui la crise de l’accueil des demandeurs d’asile.

 

Un public cible important

 

Alors que les étrangers de 18-64 ans en situation régulière représentent un peu plus d’un quart de la population bruxelloise (26 % en 2017), la part des personnes primo-arrivantes au 1er janvier 2021 était de 8 %, soit 99.451 personnes2. En considérant que ce dernier chiffre constitue un stock (le nombre de personnes sur un territoire à une date donnée), le flux annuel de personnes qui deviennent primo-arrivantes s’élève donc à un peu moins de 33.000 (au vu de la définition de ce public cible). Toutefois, depuis l’entrée en vigueur en 2022 de l’obligation de suivi du parcours d’accueil à Bruxelles (Ordonnance Cocom, 2017), et de l’élargissement du public (modification du Décret Cocof 2013), le parcours d’accueil distingue dorénavant deux types de public: d’une part, le public dit “obligé”, à savoir grossièrement les personnes primo-arrivantes issues des pays hors-UE+3; et d’autre part, les publics dit “ayants-droit”, à savoir autant les personnes primo-arrivantes exemptées, mais intéressées ou contraintes par d’autres dispositifs (par exemple, par le CPAS dans le cas de la demande de revenu d’intégration sociale ou RIS), que les étrangers intéressés ou contraints par d’autres dispositifs (par exemple, dans le cadre du code de la nationalité). En ne prenant que l’unique critère d’exemption de la nationalité4 (surestimation), la part du public “obligé” au 1er janvier 2021 était de 2,5 % de la population bruxelloise, soit 32.245 personnes. La part du public “ayant-droit” est plus difficile à estimer, mais correspond théoriquement à celle des étrangers de 18-64 ans (cf. supra).

 

Répartition des primo-arrivants en Région bruxelloise

 

La carte ci-dessus (figure 1), comparant la géographie résidentielle des personnes primo-arrivantes “obligées” telles que définies par la Cocom (avec l’unique critère d’exemption de la nationalité) à celle de l’ensemble des personnes primo-arrivantes telles que définies par la Cocof, nous montre que ces premiers résident majoritairement dans les quartiers pauvres du centre-ville et de la première couronne ouest. Ils sont par contre sous-représentés dans les quartiers de la première couronne est, où résident majoritairement les personnes primo-arrivantes issues des pays de l’UE (Institutions européennes). La concentration autour des campus universitaires d’Ixelles-Etterbeek (ULB-VUB) reflète en grande partie les étudiantes et étudiants – pour la plupart suspendus et/ou exemptés de l’obligation de suivi, tandis que la commune d’Evere compte, elle, une communauté indienne résidant à proximité des firmes du secteur des technologies de l’information et de la communication5.

 

Une diversité de bénéficiaires

 

Dépassons maintenant le public cible pour en venir plus précisément aux bénéficiaires du parcours d’accueil bruxellois francophone. Les chiffres sur lesquels s’appuie cette présentation concernent les bénéficiaires ayant été admis entre 2016 (ouverture des bureaux d’accueil francophones) et 2021 (dernière année sans obligation de suivi), à savoir 11.621 personnes. Le flux annuel se situe entre 2.000 et 2.500 personnes admises dans les bureaux d’accueil francophones6.

 

Au niveau sociodémographique, on observe tout d’abord une dominance féminine depuis 2018 qui tend aujourd’hui à se stabiliser à 57 %, alors qu’il y a équipartition (50 %) si on prend l’ensemble des étrangers à Bruxelles. Le public est relativement jeune et en âge d’avoir des enfants: si l’âge moyen des bénéficiaires est de 34 ans depuis le début de la politique, on observe au fil des années une légère surreprésentation des classes d’âge entre 25 et 39 ans. En 2021, 86 % des bénéficiaires ont moins de 45 ans. Ce qui nous amène à la composition des ménages  : plus de la moitié des ménages ont des enfants (54 %) et seulement un cinquième (21 %) du public est une personne isolée. Au regard des moyennes régionales – avec toutefois le biais que les personnes de plus de 65 ans sont ici prises en compte  –, le premier type de ménage semble surreprésenté (54 % contre 36 %), tandis que le second est sous-représenté (21 % contre 46 %).

 

Au niveau des nationalités, depuis 2016, un peu plus de la moitié des bénéficiaires (53 %) sont originaires d’Asie occidentale et du Sud, en particulier de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan, de Palestine et d’Inde. En 2021, les six premières nationalités représentées parmi les bénéficiaires admis sont: la Syrie (17 %), le Maroc (16  %), l’Inde (10 %), la Guinée (6 %), l’Afghanistan et la Turquie (3 %). On observe toutefois des dynamiques très différentes entre ces premières nationalités : une forte diminution des Syriens (- 55 % depuis 2017), des Afghans (- 50 % depuis 2018), et des Indiens (- 60 %), alors que les trois autres nationalités connaissent, elles, une légère croissance depuis 2017 (+ 5 %), et ce malgré la crise sanitaire. Notons en outre que la répartition selon le genre est différentes entre ces nationalités : de manière générale, les bénéficiaires du Moyen-Orient (en y incluant l’Afghanistan) sont majoritairement des hommes, alors que les bénéficiaires du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et d’Inde sont majoritairement des femmes. Enfin, en comparant les groupes de nationalités du public admis dans les BAPA entre 2018 et 2020 à celles de l’ensemble des personnes primo-arrivantes en RBC au 1er janvier 2021 (tableau 1), on observe des groupes de nationalités largement surreprésentés dans les bureaux d’accueil: de manière très significative, la catégorie “autre” – correspondant pour l’essentiel à l’Asie – témoigne de l’importance des réfugiés syriens, irakiens et afghans, ainsi que indiens (migration de travail et regroupement familial); de manière non négligeable, l’Afrique de Nord, l’Afrique subsaharienne et la Turquie; et dans une moindre mesure, l’Amérique latine. A contrario, les Européens, tant de l’UE qu’en dehors de l’UE, et les pays du reste de l’OCDE, sont largement sous-représentés.

 

Selon la nationalité et le genre, des motifs de séjour différents

 

Concernant les motifs de séjour, plus de trois quarts du public admis en 2021 est arrivé en regroupement familial (47 %) ou en vue d’une protection internationale (31 %). Mais ces deux titres de séjour ont connu des trajectoires diamétralement opposées depuis 2017: + 17 % pour la première et – 19 % pour la seconde. Ce dernier chiffre doit être mis en parallèle à la chute de 33 % des décisions de reconnaissance du statut de réfugié à l’échelle nationale depuis 2016 (CGRA, 2016-2021). Le troisième motif est lié au travail ou aux études (14 %), qui ont pour leur part augmenté de 5 % sur la même période. Ces motifs varient en outre fortement en fonction de la nationalité et du genre. Les Syriens sont majoritairement arrivés en Belgique via une demande d’asile (65 %), mais avec une différence selon le genre: 81 % des hommes contre 48 % de femmes. À l’inverse, le regroupement familial concerne cinq fois plus les femmes syriennes (25 % contre 5 %). Les Indiens présentent des profils différents, dans lesquels le genre joue un rôle plus important encore : 80 % des hommes sont arrivés dans le cadre du travail, tandis que 83 % des femmes sont arrivées dans le cadre d’un regroupement familial. Enfin, chez les ressortissants marocains, 70 % des hommes et 90 % des femmes sont arrivés dans le cadre d’un regroupement familial. Plus généralement, depuis l’existence du parcours d’accueil, 55 % des femmes sont en regroupement familial, contre 23 % des hommes.

Enfin, au niveau socioprofessionnel, entre 2017 et 2021, on observe une augmentation significative des bénéficiaires à la fois “sans revenus – au foyer” (de 20 % à 38 %) et “en emploi” (de 14  % à 24 %), tandis que les «allocataires RIS» ont fortement chuté (de 50 % à 27 %). En 2021, un quart des bénéficiaires (24 %) sont en emploi, un peu moins d’un tiers (30 %) sont sans emploi et indemnisé (ERIS et chômage), et 39 % sont “sans revenus – au foyer”. Dans le même temps, on observe une diminution du public peu diplômé (en-deçà de l’enseignement secondaire de 1er cycle), passant de 57 % à 37 % entre 2016 et 2021. Depuis l’ouverture des bureaux d’accueil, cette part est par ailleurs plus importante chez les hommes : en 2021, les personnes peu diplômées représentent 43 % des hommes et 33 % des femmes.

 

En somme, au-delà des seules nationalités toujours plus diversifiées, on observe un public avec des profils démographiques, socioéconomiques et administratifs très différents, et pour lesquels les conditions d’installation en Belgique peuvent fortement diverger.

 

Une géographie des difficultés sociales ?

 

La carte ci-dessus (figure 2) illustre à la fois la géographie résidentielle du public admis dans les BAPA entre 2018 et 2020 (la taille du cercle représente le nombre de bénéficiaires par quartier), mais la compare également avec la géographie résidentielle de l’ensemble des primo-arrivants bruxellois au 1er janvier 2021 (la trame du cercle représente la part des bénéficiaires BAPA dans le total de personnes primo-arrivantes du quartier). Au niveau communal, un peu moins de deux tiers du public admis (65 %) réside dans cinq des dix-neuf communes: Schaerbeek (18%), Bruxelles-Ville (17 %), Molenbeek (13  %), Anderlecht (11 %) et Saint-Josse (6 %). On notera que ces communes sont celles où sont implantés les quatre bureaux d’accueil ou à proximité de ceux-ci. On pointera encore l’importance de la commune d’Evere (10 %) qui s’explique notamment par la présence de la communauté indienne (cf. supra): 42  % des bénéficiaires indiens y vivent. En dernière analyse, les communes du nord et de l’ouest sont surreprésentées par rapport aux communes de sud et de l’est de la Région.

 

À l’échelle infra-communale, on observe une surreprésentation des bénéficiaires dans les quartiers concentrant les plus grandes difficultés socioéconomiques, à savoir grosso modo le « croissant pauvre » (les quartiers de l’ouest du centre-ville et de la première couronne ouest). En effet, si on prend les quartiers regroupant les trois premiers déciles de la population régionale avec le plus de difficultés socioéconomiques, plus d’un bénéficiaire sur deux y réside (52 %). De même, si on prend cette fois les seuls deux premiers déciles (20 %), 41 % du public admis dans les BAPA y réside, tandis que 21 % de l’ensemble des personnes primo-arrivantes y vivent. Autrement dit, un bénéficiaire des BAPA serait deux fois plus suceptible de vivre dans les quartiers où se concentrent à la fois les plus fortes difficultés socioéconomiques, mais aussi, au vu de la structure du logement à Bruxelles7, les conditions résidentielles les plus difficiles.

 

Lors des premières années de la politique d’accueil francophone, le public des BAPA était caractérisé par une grande hétérogénéité, avec toutefois une plus grande propension à rencontrer des difficultés sociales. Au vu de l’obligation de suivi du parcours d’accueil et de l’élargissement du public à l’ensemble des personnes  étrangères en vigueur depuis 2022, le public des BAPA pourrait évoluer dans les prochaines années. Mais cette diversité de profils sociaux – pour qui les conditions d’installation sont de facto différentes – restera sans aucun doute un trait spécifique de ce public cible