
#376 - mars/avril 2025
Associations de bienfaiteurs
#376 - mars/avril 2025
La double amorce
La prévention, une utopie ? Notre expertise, qui repose sur 40 ans de terrain, nous permet d’affirmer avec force que la prévention est loin d’être une utopie. Mais qu’entend-on exactement par prévention ? Quels sont les éléments qui font que ce modèle à contre-courant des logiques sécuritaires et instrumentales fonctionne ?
Dynamo est un service d’actions en milieu ouvert (AMO) agréé par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui s’adresse à des enfants et des jeunes de 0 à 22 ans afin de leur offrir une écoute et un accompagnement gratuits et en toute confidentialité. Nous sommes actifs dans différents quartiers d’Ixelles, Forest et Uccle.
Notre projet pédagogique est centré autour du travail social de rue et du principe que nous appelons dans notre jargon “la double amorce”. Nous basons notre action sur la relation de confiance entre les travailleurs sociaux et les jeunes vulnérables. C’est cette relation de confiance qui permet aux jeunes de formuler des demandes individuelles et collectives auprès des travailleurs sociaux. Pourquoi la double amorce: la première amorce est la relation de confiance, la seconde est l’émergence d’une ou plusieurs demandes.
1/ Se faire connaître et créer du lien dans une logique de proactivité et d’équité
Les AMO ont pour mission d’aller vers les enfants et les jeunes vulnérables selon le principe d’équité (nous allons vers les jeunes qui en ont le plus besoin, autrement dit ceux qui ont moins facilement accès à nous). Nous ciblons dès lors des quartiers précarisés, des écoles à indice socio-économique faible, des écoles des devoirs, etc. Les AMO utilisent différentes méthodes telles que le travail social de rue, des animations dans les écoles, des activités culturelles ou sportives dans le but de rencontrer ces enfants autour de la relation et non du problème et du symptôme (« je te rencontre toi, je ne te rencontre pas parce que tu as un souci ou que tu as fait une bêtise »). Il s’agit d’avoir l’approche la plus globale et la moins stigmatisante possible.
2/ Renforcer la relation et expliquer notre rôle
Par diverses actions, les AMO renforcent la relation de confiance, c’est ce que nous nommons “le vécu commun”. Ces moments prennent la forme d’activités collectives socioéducatives telles que des camps, des sorties culturelles ou sportives, du soutien scolaire, des jeux dans les espaces publics, des groupes de parole, etc. Il s’agit ici non pas d’occuper mais de créer des moments privilégiés avec les jeunes. La récurrence de ces moments de qualité est essentielle, notamment pour faire émerger la demande individuelle le plus tôt possible (principe de la prévention et de l’aide précoce). C’est aussi lors de ces moments que nous réexpliquons notre rôle et l’aide que nous pouvons leur apporter. Le secret professionnel est indéniablement une des clés de voûte de cette relation de confiance.
“Nous constatons que les langues se délient plus facilement lors d’une randonnée en forêt plutôt que dans une salle d’entretien”.
C’est dans ce cadre protégé que des demandes d’aide à la fois formelles et informelles émergent. L’enjeu de la prévention est d’être présent dès l’émergence d’un problème. Plus la demande sera formulée tôt plus la résolution sera facile et efficace (mettre des choses en place pour éviter que l’enfant ne décroche scolairement, plutôt que d’être là quand il a décroché). L’idée est d’être là sur le long terme pour les jeunes dans un accompagnement discret, durable et efficace. Les travailleurs des AMO sont souvent les alliés, les confidents des jeunes pendant plusieurs années. Plus on connait bien un jeune et son environnement, plus l’aide qu’on lui apporte sera impactante. Pour certains jeunes qui vivent des situations compliquées (placement, passage en IPPJ, errance, etc.), les travailleurs AMO sont ceux qui sont là avant, pendant et après.
La présence des AMO dans le milieu de vie des jeunes permet également l’émergence de demandes collectives. La prévention offre aussi des réponses globales à ces problématiques collectives. Exemples : la relation entre les jeunes et la police (faire un travail de concertation avec la police permet d’éviter des violences policières), rendre l’espace public plus accessible aux adolescentes en réfléchissant aux aménagements publics ou en sensibilisant les garçons à la question du genre.
Comme nous l’avons vu précédemment, la logique de prévention, pour être impactante, implique une relation de confiance et une approche généraliste et holistique des individus et des groupes. L’immersion des logiques sécuritaires et instrumentales dans le champ du travail social de prévention tend inévitablement à favoriser une spécialisation de l’action au détriment de l’approche globale.
Ce changement de paradigme a un effet direct sur l’action sociale qui se traduit prioritairement par :
Nous constatons que cette logique a souvent pour conséquences :
1/ Focalisation sur des phénomènes sociaux (santé mentale, radicalisme, décrochage scolaire, deal, etc.).
Prenons le cas de la santé mentale, problématique qui traverse notre société et qui impacte certainement les publics les plus fragilisés, le propos n’étant pas de remettre en question ce fait.
La réponse “psy” semble prendre une place de plus en plus importante au détriment d’une réponse éducative individuelle ou collective. Notre inquiétude réside dans le fait qu’on cherche alors une réponse directe à une problématique bien plus complexe. Si un jeune est en décrochage scolaire, l’orienter vers un psychologue peut être une piste de solution, mais le risque est qu’il abandonne au bout de deux séances. La valorisation du jeune par des actions collectives ou individuelles ainsi qu’un travail sur l’environnement du jeune (“je connais ton école parce que j’y suis présent, je discute de ce qui s’est passé”, etc.) a plus de chance d’avoir un impact sur le long terme. Les appels à projets fonctionnent majoritairement dans une logique instrumentale (“je vais vers toi car je soupçonne des troubles de santé mentale, du décrochage, du radicalisme”). L’individualisation systématique de la réponse fait écho directement à la responsabilisation personnelle.
2/ Espaces non publics
Les politiques sécuritaires ont tendance à répondre aux problèmes de gestion de l’espace public de manière simpliste : présence policière et contrôle d’identité accru, réduction du mobilier urbain, fermeture des espaces publics, “je te donne un local et tu me fous la paix”.
Ces politiques ont généralement peu d’effet si ce n’est un déplacement du problème, des actes d’incivilité et une fragilisation du lien de confiance avec la police, les autorités communales et les travailleurs sociaux impliqués dans ces politiques.
Nous prônons une approche plus inclusive des espaces publics. Il s’agit pour nous d’investir ces lieux par le jeu et des présences régulières, de les faire vivre et de les rendre accessibles aux personnes qui y ont moins accès comme les jeunes filles ou les plus jeunes. Il s’agit de travailler sur une approche du vivre ensemble plutôt que de stigmatiser un public, souvent les garçons adolescents et jeunes adultes. Un groupe pose problème, donc je dois prioritairement travailler avec ce groupe en lui donnant un local. Cette réponse simple et rapide implique des risques importants (saccage du local, etc.).
3/ Attaques incessantes au secret professionnel
Autres conditions essentielles à nos missions : le secret professionnel et la déontologie, qui sont le socle de la relation de confiance. Sans le secret professionnel et la déontologie inhérents à notre métier, plus aucun jeune ou famille ne viendra se confier à nous, c’est certain.
Les différents changements de législation des dernières années nous inquiètent fortement et posent de nombreuses questions. Exemples : l’article 458 ter du code pénal (concertation de cas et CSIL-R) ou la BDC-TER (banque de données commune Terrorisme, Extrémisme, processus de Radicalisation). Nous restons particulièrement vigilants et nous nous opposons fermement à l’érosion constante du secret professionnel à des fins sécuritaires.
Il parait nécessaire de rappeler que la construction jurisprudentielle de l’état de nécessité permet déjà de déroger au secret professionnel afin d’alerter en cas de danger imminent, ce qui répond à la plupart des arguments avancés quand il s’agit de créer une nouvelle exception au secret professionnel.
Avec le nouveau gouvernement, la liste des attaques au secret professionnel risque de s’allonger. En effet, sous couvert d’intersectorialité, nous serons amenés à échanger avec des tas de professionnels qui n’ont pas les mêmes missions. Contrairement à ce que l’on voudrait faire croire aux non-initiés, il n’est absolument pas question de secret professionnel partagé ici et le risque de rupture de confiance, bien nécessaire aux jeunes et aux familles en besoin d’accompagnement, est réel.
Rappelons à ce propos les 5 règles cumulatives du secret professionnel partagé :
4/ Répondre à l’urgence sociale au détriment de la prévention : le serpent qui se mord la queue
Face à un accroissement de la précarité chez les personnes les plus fragilisées, beaucoup de services abandonnent leur mission de prévention. Ils invoquent le fait de ne plus avoir le luxe de la relation et du temps long sous prétexte des situations de plus en plus urgentes et humanitaires. Il nous paraît essentiel de résister et de maintenir notre action de prévention. L’une ne peut se faire au détriment de l’autre. Il faut absolument permettre aux personnes d’être sujets de droit le plus rapidement possible, plutôt que de mettre une énergie folle à recouvrir des droits déchus. Cette réponse à l’urgence fragilise une fois de plus l’action collective qui a pourtant un effet bénéfique et direct pour les personnes fragilisées. Il est primordial de maintenir le cap. Cette logique d’urgence est malheureusement renforcée par la logique d’évaluation (il est plus facile de chiffrer une remise à l’emploi que de mesurer l’impact positif d’un camp sur le parcours d’un jeune).
5/ L’ère de l’évaluation et de l’obligation de résultat
Autre combat que nous sommes bien obligés de mener actuellement, plus récent mais tout aussi inquiétant pour le secteur de la prévention : l’obligation de devoir prouver, chiffrer, quantifier, argumenter1. La tendance des dernières années se confirme clairement, nous sommes maintenant obligés de donner des chiffres, des preuves. Soit on joue le jeu et on prouve que notre travail sert à quelque chose, soit on risque de perdre nos subsides ou de voir nos missions totalement orientées résultats, une utopie en soi.
Les politiques sécuritaires amènent indubitablement de la suspicion envers les travailleurs sociaux (contrôle, délitement du secret professionnel, éloignement des missions de prévention), ce qui nuit directement à la relation de confiance, qui reste le socle du travail de prévention sociale. Cette suspicion, alliée à une spécialisation de l’action, laissera certainement pour compte les publics les plus fragilisés.
Il faudra choisir entre un modèle sécuritaire, instrumental et ultra spécialisé qui vise des résultats rapides, visibles et mesurables mais qui induit bien souvent une rupture avec l’environnement social des personnes et un risque de récidive, ou un modèle basé sur la relation de confiance individuelle et collective qui serait plus impactant et durable mais plus discret et moins quantifiable.
[1] Sur cette question, voyez le dossier de l’Imag n° 366 (marts-avril 2023) : Selfies associatifs. Tensions et interpellations en temps de crises.