#373 - septembre/octobre 2024
Fatoum, chanter les femmes d’où elles s’appellent
#377 - mai/juin 2025
Voix amazighes: échos de mémoire et de liberté
À Bruxelles, la tradition orale Izran est arrivée dans le sillage des milliers de travailleurs rifains à partir de la fin des années 1960. Ces poésies chantées, portées par les femmes, ont traversé les siècles. Mais au fil du temps, l’immigration, les avancées technologiques et le durcissement des mœurs ont fragilisé la transmission entre les générations, ici en Belgique comme au Maroc. Direction le Rif pour remonter la trace de cette culture émancipatrice menacée de disparition.
vril 2025. Aéroport de Bruxelles. Dans la file d’embarquement du départ pour Al Hoceima: des familles belgo-rifaines. Chacun, chacune avec ses raisons, retourne au pays pour un temps plus ou moins long. Trois heures trente de vol plus tard, l’avion atterrit dans le petit aéroport de cette ville du nord du Maroc. L’air est doux, les hirondelles tournoient dans le ciel. En ce début de printemps, les arbres en fleurs bordent les routes ponctuées de panneaux trilingues: darija, tamazight, français. Sur la montagne qui domine l’horizon, la devise du Maroc en alphabet arabe1: “Allah, la patrie, le roi.” Bienvenue dans le Rif : une terre complexe où se mêlent des enjeux politiques, religieux, mais surtout identitaires.
Culture de résistance
Centre historique d’Al Hoceima. Dans les rues, les effluves de pain qui sortent du four, l’air marin vivifiant et les appels à la prière qui rythment la journée. Si aujourd’hui la tranquillité règne dans le petit port de cette ville côtière, tout le monde se souvient du soulèvement populaire: l’Hirak el-Rif de 2016 et 20172. Dans toutes les mémoires: les cris des milliers de personnes descendues dans les rues pour revendiquer la fin de la marginalisation de la région et la reconnaissance de l’identité amazighe. Dans tous les cœurs: le souvenir douloureux des centaines de jeunes arrêtés et emprisonnés. Parmi eux, Izzedine, alors âgé de 25 ans. Huit ans plus tard, le voilà devenu une véritable star des réseaux sociaux et l’une des voix chantées de la jeunesse amazighe.
Village de Bougherman. C’est ici dans les montagnes qu’Izzedine continue de se battre pour la reconnaissance de son peuple et de ses droits. Désormais, pour lui, la mobilisation ne passe plus par la rue mais sur les réseaux sociaux, où il œuvre à partager sa culture et son amour pour Izran, ces poésies chantées ancrées dans la tradition orale. « Après ma sortie de prison, j’ai ressenti un grand besoin de m’exprimer pour traduire en mélodies mon vécu du soulèvement. Aussi, dans les mois qui ont suivi le hirak, trois de mes amis ont disparu en tentant de venir jusqu’en Europe ; ils sont morts durant la traversée de la Méditerranée. J’ai eu besoin de leur rendre hommage, et j’ai trouvé dans la musique un moyen, un remède. » Pour affiner sa maitrise de la guitare, Izzedine se forme alors auprès de Thidrin Hassan, un artiste connu pour sa volonté de résistance et d’affirmation de la culture rifaine. En outre, le jeune homme apprend les mélodies anciennes auprès de sa grand-mère. “Je voulais, par ma pratique artistique, faire revivre Izran, et ce patrimoine culturel surtout porté par les femmes des villages.”
Sur les murs du studio qu’Izzedine a construit et aménagé lui-même, une photo de jeunes Rifaines au cœur des montagnes durant les années 1950-19603. “Ces chants, c’était aussi une façon de communiquer des messages d’amour dans une société où il n’était pas toujours simple de se rencontrer entre filles et garçons. Il y avait également des messages plus politiques. Cette tradition orale s’est amoindrie avec l’arrivée de la technologie. Le fait que tant de Rifains aient immigré4 l’a aussi fragilisée.” Il continue: “Par ailleurs, d’une certaine manière, nous sommes influencés culturellement par un islam importé des pays arabes par la diaspora européenne qui a rendu notre culture locale parfois marginale. Certains conservateurs ont imposé une politique de peur, et dans les familles c’est comme si on avait enlevé la couleur de la vie, spécialement pour les femmes. Petit à petit, la tradition s’éteint, car il n’y a plus personne pour chanter et transmettre cet art.”
Pour contrer cet effacement, Izzedine se réapproprie les chants en les mettant au goût du jour, grâce à des clips et des rythmes parfois mixés à de la musique électronique. “Mais je garde les essentiels: la poésie, la langue amazighe, les mélodies, et le bendir [instrument à percussion”. Suivi par plusieurs milliers de personnes sur Instagram et TikTok, certaines de ses vidéos YouTube cumulent plus d’un million de vues. “Ma communauté est surtout rifaine, d’ici et d’Europe. Grâce aux réseaux sociaux, des tas de jeunes de la diaspora s’intéressent à leurs racines. Cette position de passeur de culture requiert une grande responsabilité. Je veux que les anciens se retrouvent aussi dans ma musique.”
Si Izzedine construit son quotidien comme il peut depuis son studio, son regard, comme pour beaucoup d’autres, se dirige vers l’autre rive de la Méditerranée. Accrochée près de son micro, une petite chaine : souvenir d’une jeune fille belgo-rifaine avec qui il s’est lié d’amitié. “Nombre de mes proches sont à l’étranger, moi aussi je voudrais partir un jour… Ici, j’ai moins d’opportunités de développer des projets artistiques. J’ai envie de déménager à Bruxelles. En fait, quand je regarde mes audiences TikTok, l’essentiel de mon public vient de Belgique, donc ça aurait beaucoup de sens pour développer Izran là-bas avec les jeunes… Inch Allah.”
Temsamane, Mausolée Sidi Chahïb. Au sommet de la montagne, des murs blancs reflètent le soleil. Dans la cour de cette bâtisse centenaire, le gardien, Ahmed Abbakoy, scrute les oliviers et les figuiers de la vallée. Assis sur un coussin, l’homme pieux conte l’histoire de ce lieu sacré : “C’est un espace d’accueil, de recueillement, de soins. Dans le passé, les personnes qui venaient ici partageaient leur savoir autour d’Izran. Entre ces murs, les jeunes filles avaient tous les droits de danser, de chanter, et ce en toute liberté. C’était et c’est d’ailleurs toujours un lieu dédié aux femmes, à l’amour ou à la fécondité.”
Pour expliquer l’affaiblissement de la tradition Izran, Ahmed Abbakoy souffle les mêmes arguments technologiques et de durcicement religieux qu’Izzedine. “Aussi, ces chants poétiques sont liés à une pratique agricole nommée ‘twiza’ basée sur l’entraide et la coopération. Les travaux aux champs étaient rythmés par les poésies chantées. Les twizas finissaient en joutes musicales. Mais beaucoup de villageois ont migré en Europe, ceux qui sont restés ont finalement dû partir vers les villes et ces célébrations se sont affaiblies. Heureusement, Izran existe encore pour marquer des rituels dans certains mariages ou durant les circoncisions par exemple.” Pour ce passeur de mémoire, ces vers mélodieux revêtent par ailleurs une importance capitale pour la transmission de la langue de la région: le tamazight. “Les enfants ne l’apprennent pas à l’école, ils ne l’entendent qu’en famille. Il faut préserver notre langue. C’est nos racines, notre richesse. Il faut protéger ce savoir ancestral pour que jamais il ne se perde.”
Comment transmettre cet héritage quand les endroits dédiés sont insuffisants? Heureusement, que ce soit dans les montagnes ou dans les villes, on peut trouver des lieux de liberté. C’est le cas notamment de l’espace Miramar composé d’un café, d’un restaurant, d’une bibliothèque, mais aussi d’un petit musée dédié à la culture amazighe. C’est ici, sur la terrasse plongeante vers la magnifique plage d’Al Hoceima, que nous retrouvons le maitre Izran Farid Rifana. “Ces chants sont surtout un moyen d’expression affectif, social et politique. C’est un art de l’improvisation. Aujourd’hui, même si nous vivons dans un monde de mondialisation qui détruit toutes les particularités culturelles, je remarque un regain d’intérêt pour cet art, une envie de beaucoup de jeunes de revenir aux racines.” Le chanteur s’engage d’ailleurs pour soutenir les jeunes générations dans un objectif de transmission. “Youssef, mon fils, est musicien aussi. Une amie de sa classe, Mina, a une voix admirable. Je les ai encouragés à faire de la musique ensemble. Ils ont chanté Izran lors d’un Nouvel An amazigh. C’était magnifique.”
Quelques jours plus tard, nous convions Farid, Youssef, Mina, mais également Izzedine au cœur du musée de l’Espace Miramar. Sur des coussins aux motifs berbères, les hommes sortent les guitares. La voix puissante de Mina emplit la pièce pour faire résonner ces chants de liberté. Durant des heures, le groupe hétéroclite ne s’arrête pas de célébrer par la poésie et la mélodie, improvisant au gré des émotions et des envies. Ils entonnent notamment des chants consacrés à Ralla Buya, une figure de déesse millénaire très présente dans la tradition Izran. “Ça me permet de libérer des émotions. Chanter les chants des femmes qui m’ont précédée, c’est très puissant. J’étudie les mathématiques mais j’aimerais apprendre aussi la guitare ; j’espère que mon entourage sera d’accord que je fasse plus de musique”, souffle Mina. Pour Izzedine, se retrouver aux côtés de Farid Rifana est un honneur. “C’est un maitre, je suis très heureux. Nous sommes ensemble, de générations différentes, et nous sommes là pour faire vibrer notre culture. ” Youssef se montre également très ému: “C’est une expérience très intense. Mon corps est là, mais mon esprit est au nirvana”.
Est-ce que cette rencontre en augure d’autres ? Est-ce que les jeunes parviendront à se réapproprier cet art et à donner envie à d’autres de le pratiquer ? Est-ce que les jeunes filles pourront chanter sans être déconsidérées ? Est-ce que dans le futur l’identité amazighe sera enfin reconnue à sa juste valeur au Maroc, mais aussi ailleurs, et en particulier à Bruxelles ? Si elle se termine ici, notre quête soulève encore tant de questions.
[1] Contrairement au darija qui s’écrit avec l’alphabet arabe, la langue des Rifains, le tamazight s’écrit avec l’alphabet tifinagh.
[2] Voir l’encadré “Le Rif, terre de lutte : quelques éléments de contexte” p. 44.
[3] L’anthropologue américain David Montgomery Hart (1927-2001) a immortalisé de nombreuses scènes de vies locales des montagnes rifaines.
[4] L’année 1964 a marqué la signature des accords bilatéraux sur l’emploi de travailleurs marocains en Belgique. Le recrutement de main-d’œuvre durera 10 ans. Les Rifains ont formé 80 % des travailleurs marocains ayant émigré en Belgique. L’immigration s’est ensuite poursuivie principalement par le biais du regroupement familial.
Si le manque d’espace dédié est l’une des causes de la disparition de la tradition Izran au Maroc, il en est de même ici, en Belgique. Les chants emportés dans les bagages des femmes de la première génération se perdent au fil des années et des métissages. Figure de pont entre le Rif et Bruxelles, la chanteuse Fatoum a fait de la valorisation de ce matrimoine une mission. Outre un large travail de documentation, elle donne des ateliers Izran à la la Maison des Cultures et de la Cohésion Sociale de Molenbeek.
Tous les samedis, Louiza, Rachida, Samira et les autres se retrouvent pour chanter ensemble et faire vibrer leur culture et leur langue d’origine. “Venir ici me permet de reprendre contact avec mes racines. Je connaissais Izran de mon enfance, j’entendais les chants dans les mariages”, explique Samira. Louiza ajoute: “Nous sommes issues de la deuxième génération. L’immigration implique de laisser un peu de soi dans notre pays d’origine pour s’intégrer au mieux. J’étais à la recherche de mon ‘moi amazigh’ et cet atelier me permet de l’explorer.” Rachida sourit: “J’ai l’impression de bien parler tamazight, c’est ma langue, mais souvent ma famille rigole. En venant ici, j’apprends d’autres mots et d’autres sens puisqu’on crée les paroles ensemble. Ça me fait aussi plaisir de partager ensuite cet héritage avec mon fils”.
Cet article est le second épisode d’une série sous forme de diptyque consacrée à la tradition Izran et soutenue par le Fonds pour le journalisme. Dans un premier article publié dans Imag n° 373 de septembre-octobre 2024 (pp. 34-38), la photojournaliste Johanna de Tessières et la journaliste Jehanne Bergé brossaient le portrait de la chanteuse bruxello-rifaine Fatoum : l’artiste participe à la lutte contre l’invisibilisation des femmes issues de l’immigration marocaine, et ce notamment à travers la réhabilitation des chants poétiques Izran. Dans cet épisode, pour retrouver les origines de cette tradition orale millénaire, Fatoum, Johanna et Jehanne sont parties à trois dans le Rif. L’artiste a permis le lien entre le Maroc et la Belgique en jouant le rôle de trait d’union, de traductrice et surtout de tisseuse de liens.
Quelques éléments de contexte
Bordée par la mer Méditerranée au nord, l’Algérie à l’est, le Moyen Atlas au sud et l’océan Atlantique à l’ouest, la région du Rif, composée de montagnes et de plaines, s’étend sur près de 500 km, de Tanger jusqu’à la Moulouya.
En 1912, l’Espagne envahit le Rif, tandis que les Français occupent le reste du Maroc. La résistance au protectorat donne lieu à plusieurs guerres anticoloniales conduites par Abdelkrim el-Khattabi. En 1956, l’indépendance du Maroc entraine une grave crise économique et politique. La population se soulève contre la centralisation du jeune État marocain, perçue comme une nouvelle forme de colonisation. Ce soulèvement est violemment réprimé par les Forces Armées Royales, et les habitants subissent une répression brutale ainsi qu’une misère croissante.
Entre 1964 et 1974, l’accord bilatéral d’échange de main-d’œuvre entre la Belgique et le Maroc permet à de nombreux Rifains de fuir la précarité. Cette émigration massive est encouragée, voire facilitée, par les autorités marocaines, soucieuses de désamorcer toute contestation. Peu à peu vidée d’une grande partie de sa population, la région est restée marginalisée pendant plusieurs décennies, éloignée des priorités de développement du pays.
La langue du peuple rifain, le tamazight, est officiellement reconnue par la constitution en 2011 comme langue de l’État au côté de l’arabe, “en tant que patrimoine commun à tous les Marocains”. En 2016 et 2017, un mouvement de contestation populaire éclate à Al Hoceïma, et reçoit un large soutien de la diaspora rifaine en Belgique. Des centaines de personnes sont arrêtées. En 2018, la justice marocaine condamne quatre leaders du mouvement à 20 ans de prison.
Aujourd’hui encore, malgré les récents efforts des autorités, le Rif demeure économiquement délaissé. Les infrastructures publiques restent souvent dysfonctionnelles, et le tamazight continue d’être peu enseigné dans les écoles.