
#377 - mai/juin
Nostalgie en exil
Une machine à voyager dans le temps
#377 - mai/juin 2025
Chanter un double exil : Bruxelles, capitale gnawa
L’exil, l’esclavage, la marginalisation des populations noires au Maroc sont des thèmes récurrents dans le répertoire gnawa, qui constitue une mémoire orale de l’esclavage. Comment cette mémoire et le rituel qui la chante se sont-ils adaptés au fil du temps et dans l’espace, au XXIe et hors du Maroc? A la rencontre de la première génération gnawa en Belgique, avec Hélène Sechehaye, chargée de recherches FRS-FNRS, au Laboratoire de Musicologie (ULB), et professeure d’Ethnomusicologie, Rythmes et Rythmiques au Conservatoire royal de Bruxelles.
Les Gnawa sont une communauté confrérique tirant ses origines dans la présence des communautés noires au Maroc, notamment suite à l’esclavage des siècles derniers. La communauté gnawa est issue de la rencontre de différentes populations subsahariennes (Bambara, Songhay, Hausa, Fula) avec les cultures arabes et amazighes du Maroc. Une “culture gnawa” (tagnawit) s’est développée au fil du temps, mêlant des pratiques, animistes, les croyances populaires marocaines, et des pratiques islamiques et notamment divers mouvements soufis.
Etre Gnawi, c’est maîtriser à la fois les instruments (le luth guembri, les castagnettes qraqeb et les tambours tbāl), les chants et la danse, mais aussi de nombreux savoir-faire extra musicaux: la fabrication des instruments, la maîtrise des plantes, et la connaissance de l’univers symbolique et spirituel du rituel.
Pour les Gnawa, mondes visible et invisible vivent côte à côte. Le rituel de la līla (la nuit), rassemblant régulièrement des musiciens, des officiant·es et des adeptes permet de maintenir ce lien au monde invisible, voire d’entrer en dialogue avec les esprits (mlūk, swāken) par la pratique de la transe. La musique est fondamentale dans la līla: elle structure l’ordonnancement du rituel, elle évoque les esprits et elle permet le dialogue avec l’invisible.
Les liens historiques de la tagnawit à l’Afrique subsaharienne sont soulignés à travers les costumes des musiciens ornés de coquillages cauris, le lien organologique du guembri avec des luths subsahariens, certaines langues utilisées dans les chants ainsi que les thèmes abordés. En effet, de nombreux chants évoquent la difficile condition noire au Maroc, ainsi que les affres de l’esclavage et du déplacement forcé. Le chant Kakani Bulila, par exemple, mentionne les peuples qui ont été emmenés de leur terre, séparés de leurs proches, qui ont traversé différents pays et ont été vendus. Dans ce chant interprété par Hmida Boussou1, les Gnawa s’adressent à leur m‘allem (maître), qui joue le guembri et qui tient le chant soliste :
Soliste : Lani Alani Lani Alani / Alani Bulila W Layla Bulila |
O l-m‘allem gullīna Jābūna jābūna Jābūna min s-Sūdān Gullīna w gullīna W l-m‘allem gullīna Gullīna ‘ala l-Sūdān Gullīna ‘ala hbāro Huma ġīr huma W l- m’allem gulina O Gnawi Bulila O l-gembri Bulila O koyo Bulila Jābūna jābūna Farqūna w ba‘una Jābūna l-kafara Jābūna fi l-hnāja | Ô m‘allem raconte-nous Ils nous ont emmenés, ils nous ont emmenés Ils nous ont emmenés du Soudan Raconte-nous, raconte-nous Ô m‘allem raconte-nous Parle-nous du Soudan Donne-nous les nouvelles Ce ne sont pas des gens normaux Ô m‘allem raconte-nous Ô le gnawi Bulila Ô le guembri Bulila Ô le koyo Bulila Ils nous ont emmenés, ils nous ont emmenés Ils nous ont séparés et ils nous ont vendus Les infidèles nous ont emmenés Ils nous ont emmenés (attachés par) la gorge2 |
Dans la tradition orale, un chant n’est jamais chanté deux fois à l’identique. Ainsi, d’autres versions viennent éclairer d’autres aspects de l’histoire, comme celle-ci du m‘allem Hicham Bilali3 :
Farqūni ‘ala yimma Farqūni ‘ala hbābi Gullīna ‘ala l-Mali Huma ġīr huma L‘asl fi garğuma L bhār wa la huma | Ils m’ont séparé de ma mère Ils m’ont séparé de ma famille Raconte-nous le Mali Ce ne sont pas des gens normaux Ils ont du miel dans la bouche Mais je leur préfère (mourir dans) la mer |
La culture gnawa, d’abord marginalisée, ensuite a été valorisée par des groupes marocains (Nass el Ghiwane) et occidentaux (Randy Weston, Led Zeppelin) dès les années 1960, et elle a connu une reconnaissance à travers de nombreux festivals, dont le plus connu est le Festival Gnaoua et Musiques du Monde d’Essaouira depuis 1998. En 2019, elle est inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. Il existe aussi une vie gnawa hors du Maroc: à Bruxelles, New York, Barcelone, Montréal, Paris et dans bien d’autres lieux, des Gnawa installés dès la fin du XXe siècle perpétuent la tradition dont ils ont hérité, s’adaptant aux réalités de leurs nouveaux lieux de vie. C’est précisément à ces Gnawa hors du Maroc que j’ai consacré ma thèse de doctorat, ce qui a soulevé la perplexité: pourquoi s’intéresser à une pratique en dehors du territoire qui l’a vu naître? Lors de mes entretiens, j’ai collecté de nombreux “discours du manque” : “En Belgique, il n’y a rien”, “il n’y a pas d’esprits”, “il n’y a pas de grands maîtres”… Ils reflètent une conception de la tradition située dans le passé, comme s’il n’y avait d’authentique qu’une forme ancienne et idéalisée de la pratique gnawa, et que tout ce qui arrivait plus tard était “corrompu” ou “artificiel”. Étant donné l’essence hybride de la pratique gnawa, ces discours m’ont interpellée, d’autant qu’à Bruxelles, j’ai pu observer une vie rituelle riche, grâce à des modes de sociabilité qui perdurent; une adaptation de la tradition aux évolutions sociétales du XXIe siècle, notamment par la présence de jeunes et de femmes, ce qui permet à la tradition de rester vivante et en phase avec la société, et non de devenir un objet de musée.
La pratique musicale est encouragée par différentes associations promouvant la diversité, comme MetX ou Muziekpublique. En soutenant la transmission musicale par l’encadrement de leçons, la création par le soutien aux projets musicaux, la diffusion par l’organisation d’événements et l’enregistrement de disques, ces acteurs soutiennent les initiatives des musiciens.
La première génération de Gnawa en Belgique est arrivée au tournant des années 2000. Ces musiciens, formés au Maroc, ont développé une activité gnawa locale sous l’égide du tangérois Rida Stitou, le premier m‘allem de Bruxelles. Pour cette première génération, l’installation en Belgique est difficile : beaucoup sont en séjour irrégulier et, sans-papiers, travaillent dans des conditions précaires. Une fois régularisés, ils font face aux inégalités d’accès au logement et au travail, cumulées aux difficultés de vivre loin de son pays.
Rapidement, la communauté se diversifie : plusieurs maîtres s’installent dans la capitale belge. En près de 30 ans, ils ont formé de nouvelles générations de Gnawis et Gnawies nées à Bruxelles. La proximité de la Belgique avec le Maroc permet les allers-retours entre les deux pays pour des événements familiaux (mariages), culturels (festivals) ou spirituels (moussems). Aujourd’hui, ce sont plus de cinquante musicien·nes gnawa qui habitent à Bruxelles. Tout comme au Maroc, la question de la transmission est cruciale : pour beaucoup, apprendre la musique ne suffit pas. La tagnawit est un mode de vie qui nécessite l’initiation auprès d’un maître, ce qui prend de nombreuses années.
Plusieurs Gnawa de la première génération m’ont raconté comment, alors qu’ils étaient à Bruxelles, les paroles des chants gnawa autour de l’exil, de la difficulté d’être étranger dans un pays différent, de ne pas avoir les mêmes droits, ont résonné plus intensément chez eux qu’avant leur départ. Désormais ayant vécu ce déracinement eux-mêmes, les Gnawa reconnectaient à l’expérience de migration vécue par les premiers Gnawa (Gnawa l-ulīn). Encore plus : alors que le répertoire gnawa intègre peu de nouveaux chants, un Gnawi bruxellois a composé plusieurs morceaux dont un des thèmes centraux est l’exil. Dans “Bruxelles”4, une composition de 2022 pour ‘wīcha (petit guembri), Hicham Bilali relate ainsi sa propre expérience dans un style oscillant entre le gnawa et le slam.
Ce chant permet de boucler la boucle: du déracinement de l’esclavage chanté par les premiers Gnawa à l’expérience migratoire des Marocains en Belgique, la musique gnawa continue à porter les voix de l’exil.
Yām fāǧi l-hwāl Inta l-‘alam billi kān Dāzū šella hmu Dāzū šella mḥān
Ṣbār f-had d-dunya Ḥakma rbbāniya Dḥaktli l-gmra w n-nǧūm W n-nġma gnawiya
Zahrī galli hǧar Zmān ‘allamnī nṣbar Nās ṭōb w ḥǧar L-ġorba ḥarra zuġbiya
Daqq l-ġorba daqq syuf Fīn ḥbābi ga‘ mā kanšūf Taḥḥ tlām tsddo dfūf Ḥta līl ṭwāl ‘aliya
Tfakkart ḥālī w ana sġir L-ḥmmal ‘zzito kan ṭqīl Šaqq ṭrīqi ga‘ ma kan mīl Rāḍi mā ‘ṭa rabbi liya
Šams n-nhar rāha diāt Ṭyūr ġnnāt w ġrrdāt L-yām l-kahra raha mšāt Subḥān ‘alim l-ẖfiya
Sma‘ klāmi rāh fṣiḥ Kūn ‘aql mā yiddiq rīḥ Twulli tbkiḥ w tsiḥ W tgul zmān ġdar biya
Rabbī ẖalaq sma‘ w ‘allaha H̱alaq l-’arḍ w ṭaha H̱alaq nǧum w dyaha Rabbī ‘alamma biya | À celui qui a donné tant de bonnes choses Tu sais ce qu’il s’est passé Beaucoup de souffrance Beaucoup de problèmes
La patience, sur cette terre Est la sagesse de Dieu La lune m’a souri, les étoiles aussi Et la musique gnawa
Ma chance m’a dit « pars » Le temps m’a appris la patience Les gens sont des pierres, certains s’effritent, d’autres sont solides L’exil me pique bien trop
L’exil frappe, comme avec une épée Où est ma famille, je ne la vois pas La nuit est tombée, toutes les portes se sont fermées Même la nuit m’est longue
J’ai repensé à moi, petit Mes responsabilités étaient lourdes J’ai marché sur mon chemin, je marchais droit J’ai accepté ce que Dieu m’a donné
Le soleil du jour brille Les oiseaux ont chanté et ont sifflé Les jours de souffrance sont derrière moi Dieu connaît ce qu’on ne connaît pas
Écoute mes paroles, c’est très clair Sois droit, ne brasse pas de vide Sinon, tu vas pleurer et te lamenter longtemps Et tu vas dire que c’est la vie qui t’a trahi
Mon Dieu qui a créé le Ciel, si haut Qui a créé la Terre et l’a étendue Qui a créé les Étoiles et les a fait briller Mon Dieu me connaît bien |
[1] Hmida Boussou (1939-2007) est un maître gnawi ayant vécu entre Marrakech et Casablanca. Cette version a été enregistrée pour l’album Gnawa Home Songs (Accords Croisés/Harmonia Mundi, 2007). Aussi disponible en ligne: https://www.youtube.com/watchv=ccx4oU3_DmY&ab_channel=Release-Topic.
[2] Toutes les traductions des paroles en darija reprises dans cet article sont de Hicham Bilali & Hélène Sechehaye.
[3] Cette version interprétée par le maître bruxellois Hicham Bilali (1978) a été enregistrée à Bruxelles
par Chloé Despax et présentée lors de l’exposition Une autre histoire du Monde au MUCEM de Marseille, du 8 novembre 2023 au 11 mars 2024. Elle est malheureusement indisponible en ligne.
[4] https://www.youtube.com/watch?v=mCfQYWKyrDw&ab_channel=Gnawablackkoyo.
Pour aller plus loin
Becker, Cynthia J. 2020. Blackness in Morocco: Gnawa Identity through Music and Visual Culture. Minneapolis: University of Minnesota Press.
El Hamel, Chouki. 2013. Black Morocco: A History of Slavery, Race, and Islam. Cambridge: Cambridge University Press.
Hell, Bertrand. 2023. Musique, transe et guérison: la voie des Gnawa du Maroc. Paris: L’oeil D’or.
Kapchan, Deborah. 2007. Traveling Spirit Masters: Moroccan Gnawa Trance and Music in the Global Marketplace. Middletown, Conn.: Wesleyan University Press.
Majdouli, Zineb. 2007. Trajectoires des musiciens gnawa: approche ethnographique des cérémonies domestiques et des festivals de musiques du monde. Paris: L’Harmattan.
Pâques, Viviana. 1991. La religion des esclaves: recherches sur la confrérie marocaine des Gnawa. Bergamo [Italy]: Moretti & Vitali.
Pouchelon, Jean. 2019. Les Gnawa du Maroc: intercesseurs de la différence. Sampzon: Éditions Delatour France.
Sechehaye, Hélène. 2024. Musiques gnawa à Bruxelles: pratiques et formes rituelles en diaspora. Paris: Vrin.
Witulski, Christopher. 2018. The gnawa lions: authenticity and opportunity in Moroccan ritual music. Bloomington, Indiana: Indiana University Press.
Jola – Hidden Gnawa Music in Brussels, Bruxelles : Muziekpublique, 2020.
Gnawa Rumi – Musica diasporica marocchina in Italia, Udine: Nota, 2022