#370 - janvier/fevrier 2024

L’optique des locataires explulsés

Quand on est expulsé, on perd beaucoup plus qu’un toit et une adresse légale. On perd aussi le lieu où on a ses affaires, ses souvenirs, ses habitudes. On perd son quartier où vivent ses amis et son médecin, où les enfants vont à l’école… Chercheuse en géographie humaine à l’IGEAT, Pernelle Godart est confrontée à des réalités sociales dures. Face au mal logement et aux expulsions (en moyenne 11 par jour à Bruxelles) ne pas prendre position serait aberrant, prévient-elle en guise de présentation, comparant sa posture à celle des chercheurs qui étudient le changement climatique.

 

Qu’entend-on par expulsion ?

 

Pernelle Godart: On parle d’expulsion quand le propriétaire bailleur fait appel à la justice pour vider son habitation de ses occupants ou de ses locataires.

 

L’expulsion n’est pas une fatalité ou un accident comme une inondation ou un incendie. C’est une question sociale: des humains ont décidé de retirer le logement à d’autres humains, avec l’aval du système législatif, judiciaire, policier. Des élus ont conçu et voté des lois qui permettent que les gens soient expulsés; la justice encadre la procédure; et si les locataires ne partent pas suite au jugement de l’expulsion, le huissier de justice met les gens physiquement dehors sous la protection de la police, avec l’aide d’un serrurier, de déménageurs, et d’agents du dépôt communal.

 

Puisque c’est l’Etat qui permet que cette procédure soit appliquée dans un cadre légal, nous avons une prise sur cette question. D’ailleurs une expulsion qui ne suit pas les procédures est passible de sanctions. Cependant, dans les faits, peu de gens portent plainte pour expulsions illégales, et les propriétaires bailleurs sont très peu punis.

 

Comment éviter ou contrer les expulsions ?

 

Pernelle Godart: Il faut travailler à diminuer les expulsions de logement pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elles sont dramatiques pour les personnes qui la vivent. On relève 4.000 jugements d’expulsion par an à Bruxelles, ce qui se traduit par une moyenne de 11 expulsions chaque jour de l’année, dimanches et jours fériés compris. Quand on rapporte ce résultat au nombre de logements mis en location, on constate que 1,3 % des ménages locataires reçoivent un jugement d’expulsion chaque année.

 

Il y a débat sur le fait de compter les jugements d’expulsions et non les expulsions en elles-mêmes. Les personnes qui voudront minimiser la problématique soutiendront qu’il faut considérer une expulsion seulement si le huissier met physiquement les gens dehors. Or, des locataires partent avant ce moment, sans avoir nulle part où aller excepté la rue. Ils n’auront pas été “expulsés” physiquement, pourtant ils auront clairement été forcés de quitter leur logement. Autrement dit, le jugement les force à partir ; un jugement d’expulsion est déjà une expulsion.

 

Dans un contexte de pénurie de logements abordables, la possibilité d’être expulsé rend les locataires plus dociles par rapport à leurs propriétaires. Ils porteront très peu plainte en cas de logement insalubre ou de hausse de loyer illégale.

 

Vous avez assisté à des expulsions. Comment ça se passe?

 

Pernelle Godart: Avec le Front Anti-Expulsions (voir l’encadré), nous étions plusieurs pour soutenir la personne et être témoins. Nous connaissions le jour de l’expulsion mais pas l’heure exacte. Nous avons d’abord essayé d’évacuer au plus vite le maximum de sacs. Puis trois fourgons de police sont arrivés – un déploiement anormal, probablement dû à la présence du Front qui s’était annoncé. Une fois le huissier arrivé, il est entré dans le logement pour réaliser un état des lieux avec la personne. Ensuite, les déménageurs ont emporté tout ce qui restait.

 

Le Front anti-expulsion est un groupe de citoyens pacifiques et créatifs et a pour objectif de visibiliser et de dénoncer ce qui se passe. Avec un gueulophone, on criait: “Chers voisins, votre voisin est en train d’être expulsé”. Nous avons formé une haie d’honneur en jetant des confettis au huissier et aux déménageurs pour les féliciter sur un ton ironique: “Bravo, belle expulsion!” A la fin de l’action, c’est toujours très dur de partir en laissant la personne à la rue…

 

Les personnes expulsées ne se sont pas les seules à subir cette violence. Au quotidien, des travailleurs sociaux sont confrontés à des dossiers insolubles. Que proposer à celles et ceux qui ont reçu un préavis de fin de bail quand le stock de logements sociaux est saturé et que les loyers sur le marché privé sont inabordables? Ils peuvent faire une dérogation pour une demande de logement social, mais ils ne pourront que changer l’ordre dans la liste d’attente, de dix ans en moyenne, en faisant passer la demande de quelqu’un qui en a très fort besoin devant celle de quelqu’un d’autre qui en a tout autant besoin. On ne s’étonne pas que beaucoup de travailleurs sociaux démissionnent ou sont en arrêt maladie. Le palliatif crée l’essoufflement financier et humain du secteur social.

 

Quelles sont vos propositions pour sortir de l’impasse ?

 

Pernelle Godart: Une première chose : mettre en place des mesures structurelles. Certes, c’est important de donner des aides au logement, mais ces mesures restent palliatives. Tant qu’on ne travaillera pas sur le marché pour rendre le logement plus accessible, on ne fera qu’éponger au lieu de réparer. Parmi les mesures : contrôler les prix pratiqués de façon à ce que les loyers soient abordables et contrôler la qualité des logements mis en location.

 

En théorie, les locataires peuvent saisir la justice pour dénoncer un loyer trop cher. C’est aussi l’objectif du projet de la Commission paritaire locative mais cet outil peine à être mis en place. Dans les deux cas, ce sont des démarches pesantes et qui impliquent de ne pas avoir peur d’entrer en conflit avec son bailleur. Il en va de même avec la DIRL (la Direction d’Inspection Régionale du Logement) en cas d’insalubrité: les démarches sont lourdes et les personnes risquent de perdre leur logement avant.

 

Plus de la moitié des jugements d’expulsions sont prononcés alors que le locataire n’est pas présent à l’audience – soit pour une raison de communication (son courrier s’est perdu, le locataire n’est pas allé chercher son recommandé, ou encore le propriétaire a escamoté le courrier) ; soit pour une raison liée à la peur de la justice ou à la honte. Comment dès lors le juge peut-il remettre une décision éclairée alors qu’il n’a entendu qu’une des deux parties ? Avec le changement d’ordonnance entré en vigueur le 1er septembre 2023, le délai minimum entre la requête en justice et l’audience est passé de 8 jours à 40 jours. Les personnes auront plus de temps pour se préparer, consulter leur CPAS, trouver éventuellement un avocat, et comprendre l’importance d’aller à l’audience vu que c’est là qu’elles pourraient obtenir un plan de paiement d’apurement de leur loyer, ce qui rendrait l’expulsion conditionnelle.

 

Le changement de loi va dans le bon sens, mais il reste des choses à améliorer. Par exemple, le juge prononce une expulsion sans vérifier si le loyer est abusif ni si le bien est insalubre.

 

85 % des expulsions sont prononcées à cause de loyers impayés, 7,8 % à cause d’une fin de bail. Le système judicaire expulse le locataire parce qu’il a failli à une ou plusieurs de ses obligations. Par contre, il ne vérifie pas si le propriétaire a bien accompli toutes ses obligations: son logement était-il aux normes urbanistiques, le bail est-il enregistré…? Incorporer ces vérifications dans la procédure d’expulsion permettrait de rééquilibrer le rapport de forces qui penche aujourd’hui à l’avantage du bailleur.

 

En parallèle, il faut aussi lutter contre les expulsions illégales (opérées directement par le propriétaire) avec des amendes plus élevées.

 

Finalement, la question de fond est: qui a le droit de choisir où vivre, et pour combien de temps ? Tout propriétaire peut mettre fin à un bail avec un préavis de six mois, en cas de grands travaux à entreprendre ou pour installer un membre de sa famille. Théoriquement, aucun locataire ne peut se projeter à plus de six mois dans un lieu. Ça nous invite à réfléchir sur les conditions de fin de bail qui, dans les baux classiques, se jouent tous les trois ans sans devoir avancer de raison. C’est une grande insécurité pour les locataires. Pourquoi accepte-t-on la possibilité de mettre fin à un bail sans raison ? Le droit à récupérer son bien immobilier prime sur le droit à être logé. C’est questionnant parce que le droit de propriété et le droit au logement sont tous deux inscrits dans la Constitution. Une procédure existe pour récupérer son droit de propriété. Mais quelle est la procédure à suivre pour récupérer son droit au logement ? Elle n’existe pas.

 

Propos recueillis par N. C.