#363 - septembre/octobre 2022

« Et maintenant, je suis belge ! »

Hussein Rassim se souvient. « Quand j’étais enfant, je vivais dans une ferme. A côté de la maison, il y avait un grand arbre. Nous avions l’habitude de l’escalader avec mon frère et ma sœur. » Les premières phrases du documentaire The Way Back1 donnent le ton. Le musicien d’origine irakienne s’adresse à sa fille – plus précisément à son foetus, car Eléa naîtra quelques mois plus tard. Impulsé par la mission de transmettre, Hussein s’est ainsi lancé dans un voyage mémoriel avec sa compagne Juliette Lacroix. Une tentative de voyage de retour où la musique jalonne chaque étape.

 

Hussein s’est formé au luth oriental dans les grandes écoles de musique en Irak. Tandis que le pays sombrait dans la guerre, il rêvait de liberté. Les gens se battaient entre eux, plus rien n’avait de sens, explique-t-il dans le documentaire The Way Back. Un jour, il a quitté le nord de Bagdad et, « sans réfléchir », il est monté dans un bateau de la Turquie vers la Grèce. 5.000 kilomètres au total, par la route, à pied et en bateau, pour arriver en Belgique en août 2015. Huit mois plus tard, « régularisé », Hussein reçoit une carte de résidence qui a ce pouvoir absurde de changer la vie des humains : désormais, il devient libre de voyager.

 

Le chemin du retour

 

Muni de ce sésame, Hussein décide de refaire le chemin inverse avec sa compagne et ses deux amis réalisateurs, Maxime Jennes et Dimitri Petrovic. Un projet (un) peu préparé mais où les choses essentielles y sont : le violoncelle de Juliette, le oud de Hussein, le matériel pour filmer, et la voiture de location.

 

A Vienne, leur première étape, Hussein retrouve Ahmed. Lui aussi musicien irakien en exil, il décida de stopper son périple dans la capitale autrichienne le jour où il vit un groupe jouer du oud « pour des réfugiés sales et exténués » dont il était. S’est-il dit qu’une ville où l’on entendait du oud sans s’y attendre méritait qu’on y vive ? En tous cas, on comprend que la musique, pour Ahmed comme pour Hussein, est une alliée dans leur errance, et même un point d’ancrage. A Bruxelles, Hussein n’a d’ailleurs pas tardé à rencontrer d’autres musiciens dont certains se sont cotisé pour lui offrir un luth. En 2015 déjà, il participait au projet de Muziekpublique Refugees for Refugees2 et enregistrait sur l’album Amerli, avant de fonder le groupe Nawaris (Mouettes) qui marie oud, violon, violoncelle, flûte, saxophone, chant et percussions, dans des répertoires de musiques traditionnelles irakiennes, des compositions originales et des improvisations.

 

A Vienne, c’est naturellement au bras de leur oud que Hussein et Ahmed fêtent leurs retrouvailles, non pour se dérober aux conversations et confrontations à l’absurdité de leur situation, mais parce que, bien plus que des mots, leurs notes de musique réconfortent et racontent.

 

« Tudta : le saviez-vous ? »

 

Le voyage mémoriel se poursuit. Dans la banlieue de Budapest, Hussein retrouve l’endroit précis où il est monté dans le taxi d’un passeur. C’est juste en face d’un hôtel, à l’époque (et peut-être aujourd’hui encore) un des chaînons du trafic de réfugiés. En les voyant filmer, la gérante sort tout de go, passablement énervée au point d’appeler la police. Puis elle s’excuse presque : « Sans autorisation, vous ne pouvez pas filmer ». Le contexte est tendu. Des messages anti migrants, fabriqués de toute pièce par le gouvernement et placardés dans la ville en prévision d’un référendum sur la politique d’accueil, touchent à la racine du système en place et, somme toute, à la valeur de la vie humaine. Ces messages « Tudta » (Le saviez-vous ?) défilent au bord des routes, capturés par la caméra de Maxime et Dimitri. « Le saviez-vous ? Les attentats de Paris ont été commis par des migrants. » « Le saviez-vous ? Bruxelles veut que nous recevions un nombre de migrants équivalent à la taille d’une ville. » « Le saviez-vous ? Les abus contre les femmes ont augmenté de façon exponentielle depuis le début de la vague migratoire. »

 

Sans transition, à Szeged, toujours en Hongrie, au pied d’un grillage de 2 mètres de haut couronné de barbelés, Hussein décrit à d’autres policiers comment, un an plus tôt, il a traversé la rivière et réussi à franchir la frontière illégalement. « Et maintenant, je suis belge ! », conclut-il en éclatant de rire… avant de leur proposer de jouer pour eux. Le duo oud et violoncelle se produit ainsi, les pieds dans la gadoue.

 

Le voyage se complique lorsque le convoi veut passer de Roumanie en Grèce. Hussein est autorisé à être en Grèce. Il est autorisé à être en Roumanie. Mais il n’est pas autorisé à passer d’un pays à l’autre. « C’est comme ça, c’est la loi », énoncera un des policiers roumains, trop conscient du non-sens de cette loi. En réponse, Juliette et Hussein joueront devant l’aéroport d’où ils ont été refoulés.

 

Deux mois et quelques démarches administratives plus tard, les quatre amis atterrissent à Athènes. N’ayant pas voyagé avec leurs instruments, ils font un crochet chez un luthier qui leur prête volontiers un oud et un violoncelle, tout en leur rappelant le perpétuel recommencement de l’histoire avec l’épisode des Grecs fuyant la Turquie en 1922 et réfugiés dans des camps à Athènes : « Les réactions furent les mêmes qu’aujourd’hui : rejet d’une part, accueil de l’autre. L’Europe devrait s’en souvenir… ».

 

L’odyssée s’achève dans le camp de Skaramagas (banlieue d’Athènes) où des réfugiés palestiniens, syriens, irakiens racontent et chantent leurs regrets, leurs espoirs, leurs fêlures. De ce voyage dont on ne revient pas inchangé – ni les protagonistes ni les spectateurs – on a perçu la puissance de la musique pour s’accrocher à la vie. Dans quelques années, Eléa découvrira cette histoire

[1] The Way Back, film réalisé par Maxime Jennes et Dimitri Petrovic, avec Hussein Rassim et
Juliette Lacroix. Production Les Meutes, 2019, 56′.
[2] A ce propos, lire l’article “Refa : une épopée musicale et sociale”.