#363 - septembre/octobre 2022

Refa : une épopée musicale et sociale

À la fin de l’été 2015, la crise de l’accueil des exilés prend une nouvelle ampleur en Europe et secoue l’opinion publique. Dans ce contexte tendu, de nombreuses initiatives solidaires et humanitaires fleurissent, parmi lesquelles celle de l’asbl bruxelloise Muziekpublique, qui promeut les musiques traditionnelles. En octobre 2015, Muziekpublique lance le projet Refugees for Refugees (aujourd’hui devenu Refa) : enregistrer un album avec des musiciens exilés, dont le but est à la fois artistique, politique et social. Chaque étape du projet a été marquée par une couverture médiatique et un soutien financier sans pareil aux autres projets menés par l’organisation. Le disque a même été récompensé comme meilleur album de 2016 par le Transglobal World Music Charts. En même temps, l’association et les musiciens ont été confrontés à des problèmes administratifs et éthiques qu’ils n’avaient jamais rencontrés auparavant.

 

Dans un article publié en 20191, nous avions identifié les principales raisons du succès exceptionnel que Refugees for Refugees avait rencontré dans le monde culturel, associatif et médiatique. Depuis la publication de ce premier article, des événements majeurs se sont produits, tant au niveau du groupe que du contexte international : départ de musiciens, arrivée d’autres, changement de nom, émergence de la pandémie.

 

Depuis l’ouvrage fondateur de Martin Stokes en 19942, les méthodes d’analyse appliquées aux pratiques musicales en contexte migratoire et d’exil suscitent un intérêt croissant. Ces études portent leur attention à la fois sur les communautés, sur les individus et sur les répertoires musicaux eux-mêmes. Toutefois, il existe peu de littérature sur la musique des réfugiés, qui sont des migrants spécifiques puisque la vie musicale de leur pays d’origine est difficile d’accès, voire détruite, et qu’ils n’ont aucune possibilité de retourner dans leur pays d’origine3. De plus, le statut de réfugié est provisoire : il s’inscrit comme une étape dans la carrière migratoire4 d’un individu. La définition de l’objet « réfugié » est également problématique, car ce statut peut être mobilisé par des personnes qui ne possèdent pas ce statut administratif mais qui se considèrent comme appartenant au groupe des « réfugiés ». Pour ces différentes raisons, avec le sociologue français Didier Fassin, nous préférons parler d’exilés pour désigner ces personnes.

 

Refugees for Refugees, de l’idée à la scène

 

En 2015, Muziekpublique lance la production de Refugees for Refugees, un album de musiciens exilés vivant en Belgique. Son objectif était et reste à la fois artistique, politique, symbolique et social : faire entendre la voix des musiciens exilés dans les médias à travers un album, tout en les aidant à s’intégrer dans les réseaux musicaux professionnels européens.

 

Les premiers échanges autour du projet ont soulevé des questions sur la composition du groupe : quels « réfugiés » le projet voulait-il mettre en avant ? Muziekpublique a finalement décidé de suivre sa ligne artistique habituelle et de travailler avec des musiciens de haut niveau, issus des traditions classiques et populaires, établis en Belgique. Les musiciens vivant dans une situation précaire, la décision a été prise de produire l’album dans un délai très court. La rapidité a également permis d’attirer durablement l’attention des médias attentifs à la question des exilés. Le projet a été nommé Refugees for Refugees parce qu’une partie de ses bénéfices sera reversée à des organisations sociales promouvant l’expression, le bien-être et la participation équitable des exilés par le biais de la pratique artistique amateur.

 

En un mois, un groupe musical très hétérogène a été réuni, composé d’une vingtaine de musiciens et musiciennes originaires de différents pays, ne parlant parfois aucune langue commune, arrivés par différents moyens et ayant des statuts juridiques variés.

 

Cette hétérogénéité, en plus d’apporter des problèmes d’ordre communicationnel, est également devenue une difficulté musicale : comment combiner les différents répertoires, systèmes musicaux et langues dans un seul projet ? Muziekpublique a cherché un médiateur musical. Après qu’un joueur de oud syrien ait refusé de tenir ce rôle, ils ont finalement fait appel au joueur de oud belge Tristan Driessens, expérimenté dans la direction d’ensembles multiculturels.

 

Cependant, les tensions interpersonnelles sont restées palpables durant les mois précédant la sortie du CD. Certains musiciens ont quitté le projet car il ne répondait pas à leurs attentes musicales et professionnelles. Ajoutons que les musiciens se sont peu identifiés au produit final, qui était plutôt une forme de compilation de morceaux très différents manquant d’unité.

 

Un intérêt prononcé

 

Par ailleurs, l’obtention de soutiens financiers s’est avérée plus rapide que d’habitude. L’association a lancé pour la première fois un crowdfunding qui a atteint, et même dépassé, son objectif. Simultanément, les médias grand public, habituellement peu intéressés par les « musiques du monde », ont accordé une attention particulière au projet. Plusieurs articles et grandes émissions ont été consacrés à Refugees for Refugees avant la sortie de l’album, et cet intérêt s’est longtemps maintenu.

 

Après le concert de sortie d’album en mai 2016, le groupe a rapidement été sollicité pour des représentations dans des contextes assez variés, allant du festival de world music au gala de charité, en passant par des événements dans le secteur associatif. Cette variété des propositions n’a pas forcément été perçue positivement, ni par les musiciens ni par l’équipe administrative du projet, qui y voient un phénomène de mode autour du thème plutôt qu’un intérêt réel pour la musique jouée.

 

Bien que l’un des objectifs du projet était de montrer la diversité présente au sein de ce groupe de « réfugiés », plusieurs musiciens ont perçu une forme d’enfermement identitaire à travers certaines sollicitations. Hussein Rassim, musicien présent au début du projet et qui a ensuite fondé son propre groupe, rapporte que les organisateurs qui le contactaient à l’époque étaient surpris qu’il y ait également des musiciens belges dans son groupe, alors qu’ils auraient préféré qu’il n’y ait que des « réfugiés ».

 

Pour des raisons techniques et financières, le groupe est réduit à dix musiciens : les choix, effectués dans une logique de production scénique, ont porté sur la variété des profils et des répertoires, sur la capacité des musiciens à jouer ensemble, ainsi que sur leur désir de s’impliquer dans un projet professionnel à long terme en Belgique.

 

Alors que tous les musiciens du groupe ont fini par obtenir un statut légal en Belgique, beaucoup rencontrent d’énormes difficultés pour se faire payer en tant que musiciens : en raison de leur dépendance au CPAS ou au chômage, l’irrégularité du travail du musicien pose chaque mois des problèmes concernant les contrats, cause des retards dans la réception des cachets et de nombreuses autres difficultés administratives. Si l’on pouvait espérer que cette situation s’améliorerait avec le temps, ce ne fut pas le cas pour plusieurs des musiciens qui, après deux ou trois ans de travail avec le groupe, ont arrêté par fatigue liée à ces difficultés administratives.

 

Par ailleurs, la situation familiale et les événements dans leur pays d’origine sont une source constante de stress et de perturbations, même si les musiciens n’en parlent pas au travail. Dans ces conditions, alors qu’ils font face à de graves problèmes personnels, ils trouvent difficile de se consacrer pleinement à leur production artistique.

 

Amina (2019) : Refugees en transition

 

En deux ans, le groupe Refugees for Refugees a donné une soixantaine de concerts et l’album s’est vendu à plus de 2.500 exemplaires. Les musiciens se sont habitués à leurs langages musicaux respectifs et sont désormais animés par l’envie de progresser ensemble, ce qui donne naissance à Amina, le deuxième album du groupe, en 2019. La description du projet met alors en avant le message d’espoir et de résilience véhiculé par le groupe, ainsi que le fait que l’album tourne une nouvelle page et devient un symbole de reconstruction.

 

La sortie du CD Amina n’est plus considérée comme un projet à part mais comme une production ordinaire de Muziekpublique. Sur le plan artistique, tous les participants sont convaincus qu’il est musicalement meilleur que le précédent – l’album recevra d’ailleurs de la radio Klara le prix du meilleur album de musiques du monde 2019.

 

Mais des doutes sont exprimés quant au même accueil chaleureux que pour le premier opus, car « [le sujet des réfugiés] n’est plus aussi à la mode ». Toutefois, la pertinence de l’appellation Refugees for Refugees est de plus en plus remise en question par les musiciens : la dénomination des musiciens en tant que « réfugiés » est parfois vécue de manière négative et stigmatisante par ces derniers. Ce nom sera finalement maintenu pour que les professionnels reconnaissent la continuité du projet plutôt que comme l’expression de l’identité du groupe. Petit à petit, la famille de l’une des membres du groupe, la chanteuse tibétaine Dolma, commence à recevoir des menaces du gouvernement chinois par le fait de se présenter sur scène comme une « réfugiée ». Craignant des difficultés croissantes, Dolma insiste pour un changement de nom.

 

Refa : une remise à neuf

 

Entre 2019 et 2020, plusieurs éléments vont ainsi contribuer à ce que le changement de nom soit vraiment à l’ordre du jour : la volonté des musiciens, l’insistance de Dolma, le départ de plusieurs membres du groupe dont l’ancien directeur artistique, ainsi que l’arrivée d’une nouvelle personne au management, à savoir Kenza Ismaili. La pandémie de covid, qui provoque un arrêt total des activités culturelles à partir de mars 2020, permet au groupe de se retrouver pour des résidences artistiques non conditionnées à la réalisation d’un spectacle à présenter, et en quelque sorte de se ressourcer.

 

Ces moments aident en effet à une véritable réflexion de fond sur leur projet artistique. En janvier 2021, Refugees for Refugees devient officiellement Refa. Combinaison des notes ré et fa, hiéroglyphes phéniciens ou « ami » en arabe classique, ce nouveau nom, qui ne coupe pas tous les ponts sonores avec l’ancien, ouvre la porte à différentes interprétations. Il envoie par ailleurs un message clair : les musiciens ne se définissent plus que comme des musiciens et des amis, et plus comme des réfugiés.

 

C’est également à ce moment que de nouveaux musiciens sont sollicités pour compléter l’ensemble, et ceux-ci ne sont pas des réfugiés au sens administratif du terme, même s’ils sont des exilés. Pour la violoncelliste turque Damla Aydin, c’est le projet et la musique du groupe qui l’ont incitée à le rejoindre, et elle considère que le nom n’est pas vraiment important. En revanche, le joueur de tar iranien Shahab Azinmehr affirme pour sa part qu’il n’aurait pas rejoint le projet s’il avait conservé l’ancien nom. Il rejette donc catégoriquement la labélisation de réfugié.

 

Le nouveau nom constitue toutefois un défi au niveau commercial. Alors que l’ancien groupe était parvenu à une certaine notoriété, le travail de promotion est à recommencer presque de zéro pour Refa. Kenza Ismaili considère qu’il n’y avait pas d’autre option : « C’était le moment : soit on évoluait, soit on arrêtait. Ce sont les artistes qui portent le projet, et donc pour nous [Muziekpublique], c’était important que les artistes s’y retrouvent, s’y identifient ». Comme prévu, Refa est effectivement plus difficile à faire programmer, mais deux autres facteurs s’ajoutent au changement de nom : la pandémie, qui a rendu la programmation de grands groupes presque impossible, et le manque d’outils promotionnels comme un album ou des vidéos autour du nouveau groupe.

 

Leçons provisoires d’un projet évolutif

 

Les objectifs initiaux de Refugees for Refugees, définis par Muziekpublique, étaient de produire un album de grande qualité ; d’aider les musiciens à s’intégrer dans les réseaux musicaux professionnels européens ; de promouvoir les cultures portées par les exilés et de changer le regard porté sur eux par la société.

 

Ainsi, aux débuts du projet, les musiciens se sont tournés vers la substantialisation de leurs pratiques musicales5, chacun jouant strictement le répertoire de son pays d’origine. Progressivement, d’un projet mettant en scène « l’art des réfugiés », il s’est transformé en une « création transculturelle »6, « mobilisant ses différences culturelles comme son objet conscient »7 pour sensibiliser à la fois aux différentes traditions apportées par les exilés et aux ponts qui peuvent être construits entre elles. L’ensemble s’est transformé en un groupe auquel les musiciens peuvent s’identifier, avec un discours unifié autour de leur pratique musicale. Leur art ne concerne plus la migration ou les migrants : leur démarche est touchée par « l’esthétique migratoire »8 principalement parce que l’expérience de la migration a permis leur rencontre, leur découverte d’autres langages musicaux, leur projet ensemble.

 

Plusieurs musiciens et musiciennes ont rejoint les réseaux professionnels européens grâce à ce projet, ce qui se serait probablement produit de toute façon pour la plupart d’entre eux, mais à un rythme plus lent. D’autres notent que ce projet a également eu un effet retour sur leur popularité dans leur pays d’origine : Aren Dolma, par exemple, est désormais l’une des seules musiciennes tibétaines vivant à l’étranger qui se produise dans des réseaux internationaux, et qui reçoit beaucoup de reconnaissance pour son travail.

 

La représentation des femmes est une autre question récurrente dans l’univers des musiques traditionnelles, comme dans les autres sphères artistiques. Peu présentes sur scène, elles sont conventionnellement confinées aux rôles de chanteuses ou de gestionnaires. De surcroît, parmi les populations exilées, les femmes sont généralement invisibles et donc encore plus vulnérables que les hommes9. En ce sens, la présence parmi Refa de la chanteuse Aren Dolma et de la violoncelliste Damla Aydin est d’autant plus remarquable et importante.

 

Aujourd’hui, Refa semble se trouver à un moment pivot de son histoire : sorti de sa forme ancienne, paré de nouveaux musiciens, d’un nouveau répertoire, le groupe a besoin de se retrouver dans de nouvelles formes de gouvernance.

 

Le projet Refugees for Refugees qui avait été propulsé par Muziekpublique a fait son temps. Reste donc à voir la direction que les musiciens souhaitent donner à ce projet et comment évoluera cette épopée musicale et sociale qui a commencé en 2015 en pleine crise de l’accueil des exilés syriens.

 

Pour aller plus loin

Refa (ex-refugees for refuges)

Site de Muziekpublique

 

[1] Hélène Sechehaye et Marco Martiniello, «Refugees for Refugees. Musicians between Confinement and perspectives », in Martiniello Marco (ed.) Arts and Refugees. Multidisciplinary Perspectives, 2019, Basel, ARTS, MDPI, pp. 30-45. En tant qu’ancienne employée de Muziekpublique, Hélène Sechehaye a coordonné le projet de 2015 à l’été 2016, et a ensuite continué à avoir des contacts réguliers avec les personnes actives dans ce projet.

[2] Stokes Martin (ed.), Ethnicity, Identity and Music. The Musical Construction of Place, Oxford, Berg Publishers, 1994.

[3] Parmi les travaux récents, citons les articles de Da Lage Émilie (« En quête d’asiles. Une enquête sur les pratiques musicales des exilé.e.s sur le camp de la Linière, Grande-Synthe, France ») et Denis Laborde (« La musique pour s’entendre ? L’accueil des migrants à Baigorri ») dans Bachir-Loopuyt et Damon-Guillot (ed.), 2019. Une pluralité audible ? Mondes de musiques en contact, Tours, Presses Universitaires François Rabelais ; Ed Emery 2017. « Radical Ethnomusicology: Towards a politics of “No Borders” and “insurgent musical citizenship” – Calais, Dunkerque and Kurdistan », Ethnomusicology Ireland, p. 48-74.

[4] Martiniello Marco et Rea Andrea, 2014. « The concept of migratory careers: Elements for a new theoretical perspective of contemporary human mobility », Current Sociology, vol. 62 (7), p. 1079-1096.

[5] Z. Joëlle, Contre « l’identité culturelle » et « l’appartenance », la question de la culturation individuelle, 2014. http://joelle.zask.over-blog.com/2017/04/contre-lidentite- culturelle-et-l-appartenance-la-question-de-la-culturationindividuelle.
2014.html.

[6] Djebbari Elina, « Du trio de zarb aux “créations transculturelles”. La création musicale du percussionniste Keyvan Chemirani : Une globalisation parallèle? », in Cahiers d’Ethnomusicologie, 2012, vol. 25, pp. 111-37.

[7] Appadurai Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation [Modernity At Large: Cultural Dimensions of Globalization], Paris, Payot & Rivages, 2001, p. 206.

[8] Bennett Jill, « Migratory Aesthetics: Art and politics beyond identity », in Bal Mieke et Navarro Hernandez Miguel A. (ed.), Art and Visibility in Migratory Culture: Conflict, Resistance, and Agency, Amsterdam, Rodopi, 2011, pp. 450-475.

[9] Refugees Studies Centre, « Refugees Self-Reliance. Moving Beyond the Marketplace », in RSC Research in Brief 7, Oxford, Oxford University, 2017, p. 3.