#363 - septembre/octobre 2022

« Je me suis battue pour en arriver là »

Portrait de Jamila Akhdim

Lorsque Jamila Akhdim évoque son parcours de musicienne, on est frappé par sa détermination. Elle mentionne sans s’appesantir, presque en passant, les difficultés qu’elle a dû surmonter pour réussir à s’imposer et vivre de sa passion. Etre musicienne a toujours été une évidence : « Depuis toute petite, je rêvais d’être chanteuse. Dans mon journal intime, à la question qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?, c’était chanteuse. Je ne suis pas devenue chanteuse mais je suis devenue musicienne ».

 

Bruxelloise depuis toujours, Jamila Akhdim est née il y a 43 ans à Saint- Josse avant que ses parents ne s’installent à Schaerbeek, où elle réside toujours. Des sept frères et soeurs qui composent la fratrie, elle est la seule à avoir choisi la voie de la musique. Son père, ouvrier, et sa mère, aide-soignante, ne sont pas non plus de ce milieu. Cependant sa mère est une authentique mélomane. Jamila dit d’elle que « la chose dans laquelle elle investissait le plus, c’était la chaîne hi-fi ». Ainsi, grâce à elle, l’appartement résonne quotidiennement des grandes voix du monde arabe comme celles d’Oum Khaltoum ou de Raymonde El Bidaouia et plus généralement de musique chaâbi1 du nord du Maroc d’où la famille est originaire.

 

Une autodidacte déterminée

 

A l’adolescence, Jamila acquiert une darbuka. « Pas trop chère, la percussion était l’instrument le plus accessible à ce moment-là pour moi. » Elle passe des heures enfermée dans sa chambre, à écouter et à jouer par-dessus les nombreux enregistrements à sa disposition. En complète autodidacte, elle fait feu de tout bois et apprend aussi bien les rythmes du raï2 algérien que de ceux du chaâbi ou de la musique classique arabe. Dès ses dix-sept ans, elle atteint une maîtrise lui permettant d’être acceptée dans des orchestres de femmes qui animent des mariages, baptêmes, fiançailles et autres fêtes privées3.

 

Au début, on lui confie le tar, petite percussion à cymbalettes qui marque la pulsation : « Ce n’était pas difficile, n’importe qui aurait pu en jouer ». Puis petit à petit, elle évolue dans la percussion : « Du tar, je suis passée au bendir4 jusqu’à aujourd’hui où je joue aussi de la darbouka5 et de la batterie dans les mariages. J’ai beaucoup appris avec ces musiciennes ».

 

Résumé ainsi, on pourrait croire que son apprentissage a coulé de source, dans un esprit de cooptation amicale. En réalité, ce fut extrêmement dur. « Je me suis battue. J’étais tout le temps maltraitée par des musiciennes plus anciennes. Ce n’est pas parce qu’on est entre femmes que l’entente est super… Je voulais progresser mais des musiciennes m’en empêchaient. Elles n’étaient pas forcément gentilles. Elles critiquaient souvent. Je suis passée par des moments qui m’ont vraiment blessée et que je n’oublierai jamais. J’aimais trop ce que je faisais pour arrêter, mais au début j’ai vraiment dû me battre ! »

 

Du fait de son jeune âge et de sa méconnaissance de l’arabe, Jamila était souvent mise de côté ou bien critiquée parce qu’elle ne prononçait pas bien les mots. « J’écoutais puis j’apprenais tout avec des erreurs. J’étais triste de ne pas comprendre ce que je chantais. » A la maison, ses parents parlent en darija, arabe dialectal du Maroc, et les enfants leur répondent en français. C’est donc par la musique et le chant que l’adolescente apprend à maîtriser sa langue maternelle. A partir de ses vingt ans, elle se rend plusieurs fois par an au nord du Maroc où elle parfait son apprentissage de la langue et de la musique au contact d’orchestres de mariage. Ces orchestres féminins sont en réalités mixtes. Si tout le monde le sait, cela ne se voit pas : « Il y a une autre pièce, derrière la scène, où les hommes jouent. Tous les orchestres de femmes ont des hommes cachés. » Outre des percussions, ils jouent des instruments traditionnellement interdits aux femmes : oud, violon, clavier ou encore guitare électrique.

 

Des nuits à jamer

 

Entre 2005 et 2015, Jamila Akhdim mène une vie trépidante : la semaine, elle travaille dans l’horeca, les weekends, elle joue dans les mariages. Plus encore : elle consacre ses soirées libres « à jamer toutes les nuits avec d’autres personnes qui n’avaient rien à voir avec les mariages » dans des salles de café ou d’asbl culturelles marocaines. Là, se retrouvent pour jouer ensemble, répéter et improviser des musiciens de la scène arabe à Bruxelles. Elle participe à un tout autre milieu artistique que celui des orchestres féminins, une nouvelle facette de la richesse des pratiques musicales bruxelloises.

 

C’est dans une asbl de la chaussée d’Anvers où essentiellement des hommes, musiciens professionnels ou amateurs, viennent répéter après leur travail que Jamila Akhdim s’investit le plus. Elle s’y rend accompagnée d’un ami d’enfance violoniste et batteur. Endossant le rôle de grand frère, il lui ouvre les portes de ce milieu où les femmes sont très minoritaires. « C’est là que j’ai vraiment évolué. A l’époque, il existait pas mal d’endroits comme cela. » Au gré des rencontres, elle pratique tous les styles et enrichit son répertoire, notamment de raï ou de musique araboandalouse. « On jamait quasi tous les soirs ! Les musiciens vivaient la nuit jusqu’à quatre ou cinq heures du matin. Nous avions une vie un peu décalée. » C’est ainsi que, pour des raisons familiales et de vie privée, la jeune femme a fini par lever le pied après dix années intenses.

 

Une affaire d’hommes…

 

Très enthousiaste à l’évocation de ces jams, Jamila n’oublie pas pour autant de mentionner que sa place en tant que femme musicienne était loin d’être évidente : « Le métier est encore mal vu chez nous. La musique est haram [interdite] pour l’islam. C’est haram pour les hommes mais jamais de la même manière que pour les femmes… Le fait qu’une femme travaille la nuit sera toujours mal perçu. »

 

Outre cela, d’autres mécanismes de blocage sont à l’œuvre. « J’avais ma place dans les jams. Par contre, nous nous sentions exclues des concerts. Les musiciens ne nous engageaient pas parce que notre niveau n’était pas très bon ». Pas bon ? Jamila poursuit : « Ils nous disaient que nous ne pourrions jamais apprendre. Pour eux, on restera toujours inférieures. Ils nous l’ont tellement répété que je finis par le dire moi-même. »

 

A côté de ces propos dévalorisants, et plus sournoisement encore, les musiciens, à qui elle demandait des conseils ou des cours afin d’approfondir son jeu, lui rétorquaient qu’elle avait atteint un niveau déjà suffisant : « Tu es bien comme tu es ». La transmission qu’elle demandait lui a toujours été refusée : « Je n’ai appris la musique arabe que par mes propres moyens. » Pour étancher sa soif d’apprentissage, Jamila se tourne alors vers l’académie de Saint-Josse où elle étudie le solfège et le violon.

 

Une tendance lourde : le milieu professionnel doit rester une affaire d’hommes. A l’image de ce qui s’est passé le 8 mars dernier, Journée internationale des droits de la femme : lors d’un concert qui devait mettre à l’honneur une chanteuse très connue du Maroc et d’autres groupes féminins comme les Sultanats, un chanteur a monopolisé la scène tant et si bien qu’il ne restait presque plus de temps pour les autres. « C’était vraiment pour écraser », résume-t-elle, en ajoutant : « Je peux vous dire qu’en coulisse, ce n’était pas relax du tout ».

 

Entre femmes, des mariages à la scène

 

Dans ce contexte, où les hommes musiciens acceptent leurs pairs au féminin tant qu’elles ne prétendent pas jouer d’égal à égal, Jamila et quelques amies réagissent : « Ils nous blessaient parfois, ils avaient des paroles dures. C’est pour cette raison que nous avons décidé de monter notre propre orchestre. Au début, nous prenions des hommes avec nous pour nous aider, mais nous ne voulions plus entendre qu’on n’allait jamais y arriver, jamais apprendre. Alors, nous avons décidé de répéter entre nous ». C’est ainsi qu’avec Mehdiya Sultana, Souhaïlia Riyahi, Karima Arabi et Kawtar Abdou, musiciennes rencontrées lors de jam ou de mariages, elle monte les Sultanats B’net Chaabi. « Nous travaillons quasi tout le temps ensemble dans les fêtes, mariages, baptêmes. On ne se sépare plus depuis quatre ans. »

 

Puis vient la rencontre décisive avec Laïla Amezian6. « Elle nous a fait découvrir l’autre côté musical. On a pu mélanger notre chaâbi au jazz et cela nous a donné une toute nouvelle expérience. J’aime beaucoup cet échange. » C’est aussi la découverte de la scène. « Ça nous change des mariages, c’est un autre travail. Laïla nous a apporté une discipline. Au début, quand il fallait être à 15h pour le sound check, on arrivait à 16h30. Les mariages durent de 19h à 4h du matin, les concerts 50 minutes. On a à peine le temps de s’échauffer et c’est déjà fini ! J’espère qu’on aura de plus en plus de scènes. Le public est varié, cela nous fait plaisir de partager notre culture. Sur scène, tu te sens vraiment artiste, tu es valorisée, nous avons nos loges, tu es quelqu’un. »

 

C’est avec plaisir et fierté que Jamila raconte que ce passage à la scène les a menées jusqu’à l’Exposition universelle de Dubaï en 2020 où les Sheikhs Shikhats et B’net Chaabi7 ont eu l’honneur de représenter la Belgique. « C’était inoubliable. Merci à Laïla pour tout ce qu’elle nous a apporté. »

 

La détermination de Jamila Akhdim a payé. Désormais professionnelle, elle vit de sa passion et évoque son plaisir à jouer tant pour les mariages que sur scène. « Les gens nous aiment beaucoup pour l’ambiance qu’on crée. On aime tellement ce qu’on fait, ça se ressent. On le fait par amour. » Nous confirmons : lors du concert des Sultanats B’net Chaabi le 27 mars dernier à La Villa de Ganshoren, les musiciennes ont mis une telle ambiance que le public en serait venu à pousser les murs pour danser.

[1] Ensemble de genres musicaux populaires arabes du Maroc.
[2] Genre musical populaire algérien.
[3] Les orchestres de femmes sont composés principalement de chanteusespercussionnistes et de percussionnistes. Chaque percussion tient un rôle spécifique dans l’orchestre, ce qui crée une polyrythmie.
[4] Tambour sur cadre d’environ quarante centimètres en peau de chèvre. Sous la peau sont tendues quelques cordes en boyau qui lui confèrent un timbre bien particulier.
[5] Tambour en forme de gobelet ou de calice en poterie ou métal, tendu d’une peau de chèvre ou d’une peau synthétique.
[6] Chanteuse et directrice artistique, Laïla Amezian est, entre autres, à l’initiative du projet d’ampleur Chaabi Habibi qui vise sur plusieurs années à mettre en lumière le chaâbi féminin de Belgique par des concerts, des projets participatifs, des rencontres musicales poussées avec des musiciens de jazz et un travail de recherche. https://halfmoonmusic.be/chaabi-habibi
[7] www.metx.be/fr/projecten/les-sheikhs-shikhats-bnet-chaabi-2/

Interview de Jamila Akhdim enregistrée le 15 mars 2022, dans le cadre de la Journée d'étude et d'échanges "Musiques migrantes et engagement", au PointCulture Bruxelles.

Captation du concert des Sultanats B'net Chaabi à la Villa (Centre culturel de Ganshoren), le 27 mars 2022.