#362 - mai/juin 2022

Il slame radical

Nicolò Gugliuzza n’est pas du genre bavard, mais il parle, il raconte, il se raconte, il raconte le slam, sa façon de faire le slam. Il raconte ses allers-retours entre l’Italie et la Belgique, entre le français et l’italien, avec parfois un détour par l’anglais, entre la rime et la prose. C’est que souvent Nicolò écrit. Il raconte aussi ses études d’anthropologie, son intérêt pour les migrations, son travail militant dans les camps pour réfugiés et dans les écoles professionnelles. Il fait partie du collectif slameke1 qui promeut et diffuse le slam à Bruxelles et en Belgique francophone. Nicolò Gugliuzza n’est pas du genre bavard, mais il parle, il se raconte.

 

Nicolò dit qu’il est né à Parme, Emilie-Romagne. Cela se passe en 1992. Il fait partie de cette jeunesse italienne qui quitte son pays parce que l’avenir est ailleurs, en tout cas si on l’imagine autre que triste et compliqué. Il fait partie des jeunes qui, depuis 2010, arrivent et s’installent nombreux en Belgique. L’Italie n’est pas une exception. C’est le lot des pays du sud de l’Europe. Reste que chaque histoire est unique, même si elle fait partie d’un moment collectif. 

 

Nicolò dit qu’il est venu une première fois à Bruxelles dans le cadre du programme Erasmus à l’ULB. Il choisit la Belgique parce qu’il veut rencontrer certains chercheurs africanistes. Il fréquente en même temps le monde associatif social. C’est aussi pour cela qu’il reviendra. Mais n’allons pas trop vite.

 

Théâtre, poésie, puis slam

 

Nicolò dit que c’est vers 2010-2011 qu’il découvre le slam. Il est étudiant à l’Université de Bologne. A cette époque, le slam n’a pas encore atteint une quelconque ampleur en Italie2. Nicolò fait du théâtre, il écrit, en vers, en prose, mais surtout de la poésie. La jonction entre ces disciplines et le slam se fait assez simplement. C’est le contenu revendicatif des textes slamés qui l’intéresse, cette possibilité d’allier création, performance artistique et revendication. Il se met à écrire des textes pour les slamer. A Bologne, il y a peu de scènes pour le slam, et il faut aller voir à Milan ou à Turin. Il va s’y faire la main et la voix, puis revient donner des prestations à Bologne. Avec des amis, il monte quelques projets à destination de collectifs militants – le contenu de leurs textes étant avant tout politique. S’ensuivent ateliers et performances. Reste qu’en Italie, contrairement en Belgique, le slam c’est d’abord une compétition, un affrontement, comme les battles dans le rap.

 

Nicolò dit que ce n’est pas ce qu’il veut faire. Il est davantage attiré par la poésie performative, la poésie orale, le spoken word3. Petit à petit, entre 2013 et 2016, il se fait une place sur la scène slam à Bologne. Il intervient dans les écoles où des enseignants sont intéressés par une approche différente de celle de la poésie classique. Ces interventions se font dans l’enseignement technique et professionnel, où l’on retrouve des jeunes migrants ou issus de l’immigration, avec qui ça accroche, notamment par la proximité d’apparence entre le slam et le rap.

 

Nicolò dit que c’est une période de création importante dans son parcours. Il participe au collectif Zoopalco4 pour qui il s’occupe de la scène jeunes, et contribue à l’essor de ce courant en Emilie-Romagne, et en particulier à Bologne. Il anime des ateliers dans un centre de détention pour mineurs. Il termine son mémoire sur le lien entre poésie traditionnelle orale africaine et les arts urbains américains. Bref, si ça slame en ateliers et sur scène, ça slame aussi dans la tête de Nicolò.

 

Texte, voix, corps. Voilà le triptyque

 

Nicolò dit que quand ça slame, ça klaxonne ! ça bruite ! Les mots et le corps bougent. Nicolò dit que le texte c’est la base. Ce n’est ni de l’impro, ni du free style comme dans le rap où c’est la rime qui prime et qui rythme. Ici, la rime importe peu. Et puis, c’est la voix, l’oral, le rythme qu’on y met ou pas. Et enfin, c’est le corps en scène, sur scène.

 

Nicolò dit que rap et slam sont souvent confondus, alors que les différences sont grandes. Le rap c’est New-York, le South Bronx. Le rap c’est une composante du hip-hop, avec le graff, le break dance et le DJing ; c’est avant tout un mouvement musical où les rappeurs respectent une métrique et un rythme. Ce n’est pas le cas du slam.

 

Nicolò dit que le slam est né au début des années 1980, à Chicago, à l’initiative de Marc Kelly Smith, ouvrier et poète qui voulait donner un côté moins austère, plus énergique aux déclamations publiques des poètes. Le slam c’est la possibilité pour n’importe qui de monter sur scène et de dire ses textes comme il le veut. C’est l’apparition des scènes ouvertes. La seule contrainte est une limitation de temps – environ 3 minutes – pour permettre au plus grand nombre de prendre le micro. Pas de musique. Pas de mise en scène. Il ne s’agit pas de théâtre. Mais cela reste parfois aussi une compétition, avec des poètes qui passent sur scène dire leurs poèmes, devant un public qui juge le meilleur. Avec le temps, comme dans tout courant artistique, on s’affranchit des règles et des contraintes initiales, et notamment de la compétition. La scène ouverte est ainsi de plus en plus répandue, comme espace accessible à qui veut.

 

La force de (se) dire à haute voix  

 

Nicolò dit que le succès du slam c’est aussi le retour en force de l’oralité. En opposition au texte écrit, on écoute une voix. Nicolò dit qu’ici, en Occident, on garde une tradition où l’écrit est prépondérant. Nicolò dit que, pourtant, ici, en Occident, la poésie a d’abord été orale. Les griots africains ne sont pas différents des aèdes grecs de l’Antiquité ou des troubadours au Moyen-Age. Et c’est ça aussi qui l’intéresse quand il travaille en atelier : ce voyage dans le temps et les civilisations. Le slam le permet.

 

Nicolò dit que slam et poésie ce n’est pas la même chose. Le slam est un dispositif, une langue, une forme, une discipline en soi, il découle de la poésie. La poésie reste cependant la source d’où part tout le reste. Quand il écrit un slam, les objectifs ne sont pas les mêmes que quand il écrit un poème. La technique, les figures de style, le public, le destinataire sont des univers complémentaires mais différents. Il redit : le slam c’est le texte, l’oralité et le corps. Les pauses, le silence, les répétitions, le langage accessible sont présents dans le slam, pas dans le texte écrit. Il y a de très beaux slams qui, quand on les lit, sont horribles et, à l’inverse, de très beaux textes écrits qui n’auront aucun impact à l’oral.

 

Nicolò dit que sa langue maternelle c’est l’italien. Il lui semble évident, pour le moment du moins, d’écrire en italien5. Mais ses poèmes sont de plus en plus “souillés” avec des mots d’autres langues, dont le français, parce qu’il faut que ça vive. Alors qu’avec le slam, le public auquel il s’adresse, en vrai – en présentiel, comme on dit aujourd’hui – parle le français. C’est donc en français qu’il s’adresse à lui.

 

Nicolò dit que le public n’est pas prioritaire. Ce n’est pas lui qui le fait écrire de telle ou telle manière. C’est un peu comme comparer le tennis et le tennis de table. Il y a une raquette, une balle, un filet, des lignes, mais les règles, les techniques et le public sont différents. L’analogie a ses limites mais elle peut fonctionner, car celui qui joue aux deux disciplines s’y adaptera, il aura aussi la même manière de jouer, ce qui le caractérise sera présent de la même façon. Nicolò joue sur les deux tableaux

 

Comme une partition de jazz

 

Nicolò dit qu’il est très influencé par les poètes Beat (Ginsberg, Corso, Ferlinghetti) qui ramènent la poésie à un langage plus courant – mais ça vaut pour les poètes américains en général qui étaient beaucoup plus libres que leurs homologues européens sur qui pesaient l’académisme. Même Kerouac écrit Sur la route comme une partition. C’est leur mérite d’avoir sorti la poésie de la cage académique. 

 

Nicolò dit que l’entrée dans le slam est venue de là. Mais le slam est un pas plus loin, parce qu’il utilise la technologie moderne. Le langage courant y est prépondérant et la recherche littéraire acquiert une position différente, orale et performative. Aujourd’hui, le slam se popularise par des enregistrements et de la musique (Grand Corps Malade, Abdel Malik par exemple), mais l’oralité reste la base. L’important est que le slam vive, se transforme, et tant mieux s’il touche plus de monde. 

 

Nicolò dit qu’il est, dans l’instant présent, un poète oral. Il pratique surtout le slam et aime bien la Belgique avec ses scènes ouvertes, qui permettent de rendre compte de quantité de manières de voir la société. Le slam est un format, il deviendra ce qu’il deviendra. C’est naturel qu’il change, évolue, se diffuse. C’est bien que l’oralité s’affirme à nouveau. Qu’on dise à haute voix. 

 

Et Nicolò se tait.

[1]  https://slameke.be

[2] La LIPS, Lega Italiana Poetry Slam, a été fondée en 2013. www.lipslam.it

[3] Linton Kwesi Johnson dans les années 1970-1980 ou Kae Tempest aujourd’hui en sont des exemples.

[4] https://zoopalco.org

[5] Nicolò Gugliuzza, Tra ciliegi e robot, edizioni Del Faro, 2020, 67 p. https://www.edizionidelfaro.it/libro/tra-ciliegi-e-robot