#362 - mai/juin 2022

Kizoba zoba et Pashtounwali 

une rencontre improbable

Notre vie au centre MENA (mineurs étrangers non accompagnés) Les Hirondelles est rythmée par le changement : les vagues migratoires successives, les adaptations organisationnelles de l’accueil, le turn-over des jeunes, mais aussi des collègues,- des stagiaires, des bénévoles, etc. Tous ces soubresauts nous amènent régulièrement à devoir apprivoiser le changement. Mais de toutes ces mutations, aucune n’a eu autant d’impact sur ma pratique que l’arrivée massive des jeunes Afghans. Voici mon témoignage sur ma démarche interculturelle dans mon travail d’éducateur accompagnant des MENA.

 

Au centre Les Hirondelles, avant l’arrivée de jeunes Afghans, l’accompagnement des MENA se déroulait suivant un tracé bien éclairé. Les jeunes accueillis étaient généralement issus d’Afrique du Nord ou subsaharienne et d’Europe de l’Est. Les éducateurs et les accompagnateurs sociaux maîtrisaient des clés pour les encadrer et leur passer le relais des modes d’emploi utiles à leur intégration. Le changement massif de population a ébranlé ce qui représentait notre cadre. Rapidement, le doute s’est installé dans notre fonctionnement. Les réponses que nous avions construites pour faire face aux difficultés d’encadrement.

 

Une anecdote fondatrice

 

Je me souviens de l’arrivée de ce jeune Afghan, mince, fragile comme un papillon, au regard perdu. En tant qu’éducateur référent, ma tâche prioritaire était de faire l’inventaire de ses biens pour organiser l’achat de vêtements de première nécessité, et ensuite de lui présenter le Règlement d’ordre intérieur (ROI). Nous nous sommes retrouvés tard dans la nuit dans le bureau, avec un jeune qui faisait le tarjuman [1].

 

En mode urbi et orbi, j’ai commencé à réciter ma litanie des interdits et des limites inscrites dans le ROI. Le jeune m’a écouté attentivement sans m’interrompre. À la fin de la lecture, je lui ai demandé s’il avait bien compris ; puis je l’ai invité à signer le ROI. Après un moment de silence, le jeune refuse. À ma question de savoir pourquoi, il répond : « Je n’ai entendu que ce que je ne dois pas faire. Pourtant, moi j’ai besoin de savoir ce que je dois faire. Ce que je ne dois pas faire ne m’intéresse pas, ça ne m’aide pas à avancer, puisque je ne dois pas le faire». Il se lève aussitôt et quitte le bureau. Je reste ébahi.

 

Quelques jours après, la question du ROI doit à nouveau être abordée collectivement lors de la réunion des jeunes. Elle déclenche la même réaction, comme si les jeunes avaient eu le temps de se concerter. Nous essuyons une résistance collective et décidons d’interrompre la réunion pour éviter l’escalade.

 

Un premier décodage

 

La méfiance est contraire au principe d’hospitalité recommandé par le pashtounwali [2]. Pourtant, c’est bien la méfiance qui prime quand on s’adresse pour la première fois à de jeunes Pachtounes. Le postulat « méfiez-vous de tout étranger même s’il vous récite le Coran ou vous montre le chemin » nous éclaire sur l’état d’esprit qui préside au moment de l’accueil. Le peuple pachtoune a souvent payé un cher tribut à son hospitalité légendaire : de multiples envahissements agressifs de son territoire ont été perpétrés par des étrangers. Étant nous-mêmes étrangers à la communauté, nous sommes perçus a priori et jusqu’à preuve du contraire, comme de potentiels prédateurs.

 

La méfiance sera la posture première vis-à-vis de tous les intervenants, éducateurs, tuteurs, avocats, assistants sociaux, médecins, thérapeutes, professeurs, etc. Il faudra du temps et une mise à l’épreuve sérieuse de notre crédibilité pour passer à l’étape suivante. Mais une fois cette crédibilité avérée, la communication se focalisera sur la création et le maintien du lien.

 

Nos évidences ne sont pas si évidentes

 

Après débriefing avec le collègue co-animateur de la réunion, une conclusion s’impose : ainsi sonne le glas d’une pratique éducative ! Le changement se pose en fait accompli. Faut-il lui résister et affronter la ligue ? Ou faut-il saisir l’opportunité d’une autre orientation ? Bien que la résistance fasse partie du processus, nous optons pour la seconde option. Nous allons nous repositionner et avoir l’humilité de reconnaitre l’inefficacité de notre ancienne posture.

 

Le questionnement, né dans le feu de l’action, s’élabore au cours de nombreux échanges entre collègues. À commencer par notre conception du cadre dont, pour la plupart, nous ignorons la genèse. Le cadre est une notion psychanalytique transposée en éducation par José Bleger. Selon lui, on peut parler de cadre – éducatif ou thérapeutique – seulement lorsqu’il y a peu ou pas de variant. Le cadre persiste dans le temps (repères, rituels, règlement, etc). « Bleger distingue cadre et processus. Le cadre résulte de l’intrication de deux séries d’éléments. Il y a d’abord un système d’invariants, de constantes, qui forment un contexte à l’intérieur duquel se déroule la cure. Ce système d’invariants est proposé par l’analyste, il est consciemment accepté par le patient comme s’il s’agissait d’une règle du jeu ; il ne doit être “ni ambigu, ni fluctuant, ni altéré”. Mais le cadre n’est pas seulement ce qui est trouvé par le patient, il est aussi ce qui provient de lui. » [3] Par ailleurs, selon notre conception initiale et consensuelle du cadre, l’adulte se mettait automatiquement dans la position haute, celle de celui qui sait, qui détient le savoir.

 

Tout était donc clair, sur fond de ce qu’on pourrait qualifier – avec prudence – de vision judéo-chrétienne.

– Les jeunes Africains, issus d’anciens pays colonisés, s’accommodaient assez bien de cette posture historique dominant-dominé : adulte détenteur du savoir, position haute et pédagogie basées sur la figure du magister. « Le maître a dit… »

– Agir, obéir, vivre comme un Européen étaient synonymes d’être civilisé. Pour les acteurs sociaux, ce postulat était le socle du cadre, une évidence si évidente que tout pouvait se faire en mode « automatique ».

– L’éducation s’appuyait sur son sens étymologique (educare : conduire hors de) pour conduire les ouailles vers un modèle prédéfini, inspiré par une morale chrétienne et sous-tendue par la notion de faute.

 

Dans la genèse de cette vision, la notion de punition s’inscrit par ailleurs dans la loi : selon le droit romano-germanique, nullum crimen nulla poena sine lege (ni crime ni sanction sans loi). La notion de limite, quant à elle, se développe explicitement dans des règlements écrits, qui anticipent les transgressions et tarifient à l’avance les sanctions sociales ou éducatives. Ces évidences vont bientôt voler en éclats.

 

Naissance d’un concept : Kizoba zoba

 

Kizoba zoba est une expression en lingala qui signifie l’art de faire le fou. Dans les années 1970, sous le règne de Mobutu et sous le patronage de la Belgique, un hôpital psychiatrique a été créé pour soigner les personnes présentant des troubles mentaux. Les autorités de l’époque avaient pris la décision de faire interner toute personne semblant nécessiter des soins psychiatriques.

 

L’anecdote locale raconte que les policiers en charge de cette responsabilité, faute de mode d’emploi pour déterminer l’état psychique des personnes, se focalisaient sur leur manière de s’habiller. Porter des haillons était devenu synonyme de folie. Pour échapper à cette sentence, certains « fous » ont eu l’idée de se confectionner des vêtements à l’aide de morceaux de banderoles publicitaires récupérées sur la voie publique. Ainsi s’est développé l’art de faire le fou avec du patchwork – nommé kizoba zoba.

 

Un soir, au moment de la remise de service, mon collègue me prévient : « Les jeunes sont très tendus, il va falloir faire de la fine broderie pour les canaliser cette nuit ». Cette phrase est le point de départ d’une longue broderie inspirée de kizoba zoba.

 

La culture pachtoune est traversée par une diversité d’influences. Les apports grecs, mongols, arabes et anglais ont contribué à la richesse culturelle afghane. Les cultures russes et américaines ont, par contre, généré une résistance farouche. Partant de cette idée, nous avons tenté de recréer des conditions favorables à l’intégration d’apports culturels nouveaux. Nous avons pris conscience du fait que les vagues successives qui ont traversé le Centre brassaient trois continents, qu’elles avaient non seulement laissé des traces indélébiles dans nos murs, mais qu’elles avaient aussi largement orienté nos pratiques professionnelles.

 

Cette prise de conscience nous a conduits à développer une vision plus holistique et interdépendante de nos patrimoines culturels. À partir d’une démarche comparative, nous avons synthétisé le propos, non pas pour l’enfermer dans un catalogue de stéréotypes, mais pour trouver de nouvelles clés de compréhension et adapter nos pratiques. En ce qui me concerne, la modélisation a stimulé ma créativité, ma capacité à faire des liens, comme si elle réveillait en moi un savoir-faire assoupi : j’allais désormais faire de la fine broderie avec les kizoba zoba de trois continents.

 

Restait à cadrer la démarche et son éthique professionnelle. Nous avons voulu qu’elle soit :

  • écologique, respectueuse de la personne, de son héritage culturel comme de son ressenti singulier ; dans une juste distance qui modère l’expression émotionnelle des intervenants – eu égard aux vulnérabilités en présence ;
  • humble, quittant la posture de « sachant » pour privilégier une relation de réciprocité ; préconisant une posture basse a priori pour aller vers une forme de collaboration ou de coexpertise ;
  • résoudre ensemble ;
  • pragmatique, situant l’efficacité de l’action dans le moment présent, sans généraliser ; la priorité étant de donner des repères ; s’attelant à contenir, sécuriser, écouter, reconnaitre, valoriser, et surtout apprendre.

 

Moyennant ces précautions, nous avons comparé des traits culturels pachtounes avec des traits similaires de substrat africain subsaharien précolonial et de substrat grécoromano- latin. Nous avons retenu les éléments utiles à nos broderies : en voici les ressorts principaux.

 

Le premier trait met en évidence un contraste entre une culture de procédures, de tradition écrite et légaliste (le document atteste), où la conformité sociale se construit en référence à la loi, où le mérite est individuel, et deux cultures de la parole donnée, de tradition orale (la parole donnée est irrévocable ou scellée), où la conformité sociale se construit en référence à l’honneur, où le mérite est collectif (famille, clan, tribu). La première pratique un discours direct, questionne et cible en priorité le contenu des messages ; les deux autres pratiquent un discours indirect, multiplient les marques d’égard et ciblent en priorité la forme des échanges.

 

Un deuxième trait utile met en évidence trois priorités éducatives :

  • L’art grec de la déesse Métis (intelligence pratique, pensée inventive) organise la société par le savoir et le respect des experts. Sa priorité éducative est d’apprendre à compter.
  • L’art africain des griots et conteurs (proverbes, métaphores, récits) transmet la moralité par l’expérience et le respect des aînés. Sa priorité éducative est d’apprendre à raconter.
  • L’art asiatique des guerriers (vigilance, stratégie, intelligence tactique) garantit la sécurité du groupe par la loyauté et le respect des aînés. Sa priorité éducative est d’apprendre à se taire.

 

Le troisième trait concerne les modalités du conflit : entre conflictualité orale (débat), évitement du conflit et conflictualité physique, le rapport à la parole et à l’autorité est particulièrement chahuté. Nous avons choisi de nous y atteler en priorité.

 

Dans le feu de l’action, confrontés à des conflits ou des crises, nous convoquons cette nouvelle grille de lecture qui nous permet de poursuivre notre broderie. Je voudrais livrer ici 4 exemples vécus.

 

Question de gratitude

 

L’équipe technique du centre fait face à une situation qu’elle qualifie de manque de respect. Elle déplore un manque de reconnaissance de son travail par les jeunes. Plusieurs faits constatés conduisent à cette conclusion : non-respect des tours de lessive, dépôt clandestin de déchets hors des poubelles, état désastreux des sanitaires. Le sujet doit être abordé en réunion des jeunes. Comment procéder pour faire passer le message de façon efficace ?

 

Nous cherchons une manière d’amener les jeunes sur le terrain de la gratitude, terme générique, pour obtenir la reconnaissance du travail de l’équipe technique. On commence par une série de questions :

– Quel est le fruit le plus consommé au centre ? Réponse : banane

– Quel est l’endroit le plus fréquenté au centre ? Réponse : cuisine, toilettes.

– Quel est l’objet le plus utilisé au centre ? Réponse : clés, GSM.

– Parmi les oublis suivants, lequel serait le plus honteux pour nous ? Oublier son GSM ? Oublier de se brosser les dents ? Oublier de manger ? Oublier sa mallette ? Oublier de se vêtir ? Réponse : l’oubli de se vêtir.

– Et que faire pour ne pas oublier de se vêtir ? Réponse : il faut préparer ses vêtements et prendre sa douche.

 

S’ensuit un débat autour de la honte et des gênes, durant lequel le sujet sensible est abordé avec pudeur, sans transgresser l’honneur. Quand l’assemblée est mûre, une question de synthèse est lancée pour amener la conclusion : pourquoi aimet- on la banane ?

 

Ma broderie kizoba : le mot pour dire merci en pashto est manana, qu’on manifeste avec un sourire. En français on dit : « Il a la banane ! » Alors, puisque tu m’as fait du bien en faisant la lessive, qui me permet de cacher ma honte, je te dis manana. Pour te permettre de t’occuper de nous tous, je respecte ton organisation (le jour de ma lessive). Et nous voilà tous embarqués dans un élan de gratitude. Nous composons un petit texte de remerciement et témoignons de notre gratitude. Il est signé par tous les participants de la réunion et remis à l’équipe technique, qui note dans la foulée un respect général des consignes et de nombreuses manifestations d’égards.

 

Histoire de couteau

 

Assis sur la terrasse, j’observe le déroulement de la partie de cricket. Soudain la partie s’arrête et s’ensuit une discussion houleuse. Le jeune Y, lanceur de son équipe, réclame des points que les jeunes de l’équipe adverse refusent de lui octroyer. Tous les regards se dirigent vers moi, seul adulte présent susceptible de trancher le litige. Mais j’ignore les règles du jeu !

 

Y. s’emporte et confisque la batte, signifiant l’arrêt définitif du jeu. Le climat s’échauffe, les participants se précipitent sur lui pour tenter de lui arracher l’accessoire. J’interviens aussitôt, le priant de la restituer. Y. quitte la scène très fâché. Son geste suscite l’hilarité de ses pairs, qui scandent des cris à chacun de ses pas. Le jeu reprend normalement.

 

Y. revient quelques minutes plus tard, brandissant un grand couteau de cuisine. Les autres continuent à jouer sans lui prêter attention. Il s’approche de plus en plus de moi, ayant l’air de vouloir m’intimider. Sur un ton d’humour, je lui adresse alors ces mots : « Tu me fais peur avec ce couteau. Ça me rappelle le jour où on m’a coupé le “rinne” ( سنج ) (circoncision). Tu ne joues plus au cricket ? Tu deviens coupeur de “rinne” ? » Et j’ajoute : « Va ranger le couteau, ici tout le monde a le rinne coupé. » Le jeune éclate de rire. Il me donne alors le couteau en me disant : « Toi coupeur de rinne ».

 

Ma broderie kizoba : j’ai perçu « l’épée » comme l’outil qu’on brandit pour défendre son honneur : elle peut crier vengeance, mais elle peut aussi être portée symboliquement pour montrer qu’on n’a pas perdu la face. À défaut d’épée, le jeune a brandi un couteau. Loin de moi l’idée de banaliser le fait de brandir un couteau, mais la lecture que je fais de la situation au moment où elle se déroule m’indique de la dédramatiser. L’humour désamorce la menace : je ne cède pas à la panique, ni ne joue au super-héros. J’ai le temps de voir venir.

 

Plaisanterie de mauvais goût

 

L. est en attente depuis de longs mois d’une réponse du CGRA. Il appréhende une décision négative et ne cesse d’en parler autour de lui. Au début, il est soutenu, mais au bout d’un moment, ses plaintes répétitives commencent à agacer tout le monde.

 

Un soir, J. décide de l’informer brutalement que la réponse est négative, en me citant comme source. L. est effondré, s’enferme dans sa chambre et m’attend pour vérifier l’information.

 

À mon arrivée, je trouve L. assis par terre dans le couloir, la tête entre les mains. Très enjoué, J. m’informe de la supercherie. Plusieurs jeunes sont en embuscade et rient sous cape. La directrice arrive au même moment et, découvrant la situation, se met en colère. L’information est aussitôt démentie et L. se lève – en riant, s’il-vous-plaît !

 

J. nous rejoint pour dédramatiser son « joking », ajoutant qu’il a choisi de parler en mon nom parce que j’entretiens une bonne relation avec L. !

 

Ma broderie kizoba : l’humour trash est utilisé ici pour dédramatiser une situation délicate. J’y vois un bouclier de protection de la face, voire un masque de camouflage. Les jeunes entre eux peuvent ainsi jouer à se malmener, y compris en recourant à des mots très durs ou à la confrontation physique. Bien que ça nous paraisse inapproprié, c’est un exercice de musculation symbolique, dont on apprend à sortir sans se fâcher ou craquer. C’est aussi un message du groupe pour faire comprendre qu’un comportement dérange. La seule limite qui s’impose est de ne pas toucher à la sacralité de la famille. On ne parle pas des parents, des frères et sœurs. Les joutes peuvent être très spectaculaires : prise de soumission, test de résistance, simulations d’agression ou d’humiliation, etc. Pour faire un parallèle avec ce que nous connaissons, la pratique me fait penser aux rituels de baptêmes estudiantins : ça peut déraper, mais à la base, c’est une pratique rituelle.

 

Secret Story

 

T. a l’habitude de venir me trouver la nuit, après le couvre-feu, pour laver ses vêtements. Après plusieurs exceptions, explications et invitations à anticiper, rien ne change. J’interprète son attitude comme de la provocation. Heureusement, je prends le temps d’observer encore un peu et je comprends que T. souffre d’énurésie.

 

Ma broderie kizoba : j’ai appris à me méfier de mes premières impressions. Une réponse cadrante aurait été désastreuse. L’art de la perception silencieuse et implicite est non seulement d’une valeur ajoutée, mais d’une absolue nécessité.

[1] Le traducteur.

[2] Code oral traditionnel des Pachtounes, ethnie majoritaire en Afghanistan. Il transmet de génération en génération les valeurs, les principes et les comportements attendus.

[3] J. Bleger, Ambiguïté et symbiose, PUF, 1967. Cité in P. Fustier, Les corridors du quotidien, PUL, 2003.