
#378 - septembre/octobre 2025
Je peux pas, j’ai piscine
Emancipation, liberté, (non-)mixité
#378 - septembre/octobre 2025
La piscine publique: un lieu commun ?
La piscine est un espace multidimensionnel, à la fois lieu d’apprentissage et de sport, de loisir et de bien-être. Elle a en outre ceci de particulier : c’est un des seuls lieux dans lesquels des inconnu·es, de tous âges, se croisent dévêtus ou dévêtues. Elle est ainsi à la croisée de l’intime et du public, du regard sur les corps et des normes sociales qui le construisent. Ces multiples dimensions font aujourd’hui de la piscine un lieu bousculé de toutes parts.
Ces dernières années, l’actualité des piscines a été intense : concentrations trop élevées de chloramines, manque de piscines pour les écoles qui ne peuvent plus organiser de cours de natation, carence de bassins dans des quartiers denses et populaires qui suffoquent dans la chaleur de l’été, voyeurisme, débat autour des créneaux horaires réservés aux personnes qui, pour des raisons diverses, ont du mal à se sentir bien dénudées dans des espaces de mixité imposée (mixité de corps, mixité de genres).
Cette apparition récurrente de la piscine dans les médias comme lieu qui pose des questions de santé publique, d’inégalités sociales et environnementales, de sexualisation et de normativité des corps, de rapports de genres et de domination, a poussé notre collectif de recherche1 d’une part à tenter d’objectiver le “paysage-piscine” en Région bruxelloise, un paysage souvent trop sommairement décrit, et d’autre part à approfondir ces questions en allant à la rencontre des “acteurs et actrices de la piscine”, responsables, animatrices et animateurs, usagères et usagers.
Cette enquête, débutée en 2024, permet déjà de mettre quelques traits saillants en évidence.
Apprendre à nager fait partie des missions de l’école en Belgique (en Fédération Wallonie-Bruxelles comme en Communauté flamande). Cette obligation scolaire de l’apprentissage de la nage n’est en vigueur que dans quelques États européens (en Belgique, en France et dans les pays scandinaves). En Belgique, elle s’est imposée dans les années 1970 comme résultat de la combinaison de plusieurs facteurs historiques qui se sont déployés dans des temps longs. Le premier, né au 19e siècle, fut la quête de l’hygiène “pour tous” qui entraina la création des premiers bains-douches publics auxquels étaient régulièrement accolés des bassins pour la nage, une pratique encouragée comme corollaire d’une bonne santé. Le deuxième, qui prit de l’ampleur dans la première moitié du 20e siècle, fut la promotion de la natation comme sport. Il mena à la standardisation progressive des épreuves de natation et donc des dimensions des piscines. Le troisième facteur qui concourut à la normalisation de l’apprentissage de la nage chez les enfants est lié à l’histoire de la démocratisation des loisirs; il fallait bien que les “enfants des congés payés” (obtenus en 1936 en Belgique) puissent profiter des plages et de lieux de baignade sans avoir peur d’entrer dans l’eau.
Pour rencontrer ces attentes sociales, un certain nombre de piscines publiques couvertes, c’est-à-dire ouvertes toute l’année contrairement aux piscines en plein air, furent construites, surtout dans les grandes villes (Gand, Ixelles, Saint-Gilles, Schaerbeek, Anvers) jusqu’à ce qu’un quatrième facteur historique, de nature socio-économique, vînt donner un coup d’accélérateur au processus. La croissance économique d’après-guerre couplée au déploiement de politiques publiques sociales entraina alors la construction “en masse” de piscines, au point de faire de la piscine un équipement territorial incontournable des communes urbaines de Belgique.
Même si, par manque de données, il est difficile de retracer avec précision l’histoire de ce déploiement à l’échelle de la Belgique ou des entités fédérées (Wallonie, Bruxelles, Flandre), on peut dire sans se tromper que les années 1970 ont été celles de l’âge d’or de la construction des piscines publiques. A l’échelle de la Belgique, la majorité des piscines publiques encore existantes ont été construites dans une fourchette de temps très restreinte qui va de 1970 à 1982 ! Cette réalité se retrouve également à l’échelle de la Région bruxelloise où, en 10 ans (1970-1980), on a construit plus de piscines publiques que durant toutes les autres décennies du 20e siècle réunies.
Aujourd’hui, dans la Région bruxelloise, il reste 17 piscines publiques (en y incluant la piscine du CERIA, gérée par la COCOF, et celle de la VUB). Il existe également trois complexes scolaires (à Jette, Woluwe-Saint-Lambert et Laeken) et l’École royale militaire qui ont leur propre piscine. 17 piscines publiques pour plus d’1,2 million d’habitant.es (soit 1 piscine pour 70 000 habitants), cela semble peu, d’autant que pour des raisons inhérentes aux cycles de vie des piscines, il y en a toujours une ou plusieurs qui sont fermées pour cause de rénovation. Comparée à d’autres villes à la taille et aux climats plus ou moins comparables, Bruxelles fait plutôt moins bien. Anvers compte 10 piscines couvertes accessibles au public pour 525 000 habitants (1/52 500) et plusieurs piscines à ciel ouvert, Paris intramuros abrite 38 piscines couvertes pour 2,1 millions d’habitants (1/58 000), Montréal compte 39 piscines couvertes pour 2,2 millions d’habitants (1/59 000) et un grand nombre piscines de plein air ouvertes l’été. Mais, on trouve aussi des villes beaucoup moins bien équipées, telle Amsterdam avec ses 10 piscines (6 couvertes, 4 de plein air) accessibles au public pour 930 000 habitants (1/93 000). Cependant ces chiffres ne veulent pas dire grand-chose sur l’accessibilité et la fréquentation des piscines s’ils ne sont pas rapportés à des spécificités territoriales (densité de population et étendue du territoire, distribution spatiale des piscines) ou accompagnés d’études qualitatives. Car l’accessibilité et la fréquentation d’une piscine dépendent aussi, voire principalement, de ses heures d’ouverture au public, de son prix d’entrée, de sa situation géographique, de son accessibilité en transports, de ses équipements intérieurs (toboggan, bassins différenciés…), des activités qui s’y déroulent ou de sa “réputation”.
Il est néanmoins généralement admis dans les études disponibles que le nombre de piscines publiques à Bruxelles ne suffit pas pour rencontrer les exigences du programme scolaire, à savoir que l’apprentissage de la nage doit faire l’objet de cours de la première à la 6e année du primaire et dans les deux premières années du secondaire. Il suffit souvent de poser la question autour de soi pour recueillir des témoignages qui exemplifient cette réalité. La récolte de données que nous avons menée auprès des acteurs (écoles et piscines) pour ressayer d’objectiver cette situation confirme qu’en moyenne environ 25 % des écoles bruxelloises francophones (tous réseaux confondus, du primaire à la deuxième secondaire) ne vont pas à la piscine, soit un peu plus d’une école sur quatre. La situation est sans doute un rien meilleure du côté néerlandophone mais elle s’est aussi dégradée au cours des 20 dernières années.
Mais les réalités se différencient si on affine l’analyse. En termes de réseaux, par exemple, ce sont les écoles de l’enseignement libre primaire francophone (27 % d’entre elles) et les écoles fondamentales de la Fédération Wallonie-Bruxelles (50 % d’entre elles) qui n’arrivent pas à organiser les cours de natation. En termes d’indice socio-économique, dans l’enseignement primaire, ce sont les écoles à plus faible indice qui sont les moins bien loties : tandis que 85 % des écoles à haut indice socio-économique organisent les cours de natation, elles ne sont que 68 % dans la catégorie à l’indice le plus faible à arriver à le faire. Le “manque” de piscines n’est sans doute pas la seule raison de ces difficultés, qui tiennent aussi aux normes d’encadrement, mais il y contribue.
Ainsi, si l’absence de cours de natation concerne tous les types d’écoles, elle touche davantage les élèves de l’enseignement libre et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et les plus fragiles socio-économiquement, c’est-à-dire ceux qui ont déjà un moindre accès aux activités sportives et récréatives extra-scolaires et ne peuvent probablement pas se payer des cours de natation.
Ces inégalités d’accès à la piscine, aux joies, aux bienfaits de la baignade et de la nage chez les enfants se déclinent également sur d’autres axes pour l’ensemble de la population. Il faut en effet situer le relatif sous-équipement bruxellois en piscines publiques en regard de l’équipement du territoire en piscines gérées par le secteur privé.
Depuis le début des années 2000, ces piscines ont fleuri à Bruxelles. Il y en a une dizaine actuellement (sans y inclure les petits bassins à vocation d’apprentissage ou thérapeutiques). Ces piscines privées, plus ou moins exclusives, sont tenues par des groupes internationaux tels que Aspria, Stadium, World Class Fitness ou le David Lloyd Club, qui ont investi dans le secteur devenu très lucratif du fitness ou du wellness (bien-être) dans plusieurs pays ou villes. Promouvant des imaginaires qui mêlent le soin à la performance, la reconstitution des capacités physiques à l’efficacité au travail, la conciliation de la vie personnelle et professionnelle, ces complexes incluent infrastructures sportives et services auxquels on accède sur base d’un abonnement mensuel ou annuel (pas de paiement à la séance). Selon les cas, on peut y faire du fitness, jouer au tennis, y suivre des séances de coaching physique, se faire masser, accéder à des spas, saunas ou hammams, ou trouver des espaces de co-working et un bar. Le dernier à avoir vu le jour, le complexe «Mix» à Auderghem, a été inauguré en juin 2023. Il offre à la fois hôtel, restaurant, espaces de bien-être, espaces de co-working et piscines intérieure et extérieure. L’abonnement standard, particulièrement sélectif, tourne autour de 200 €/mois ou 2 240 €/an,… bien loin des 3 à 4 € qu’il faut compter pour une entrée individuelle à la piscine publique.
Ces piscines privées se logent au plus proche de leur clientèle potentielle, soit dans l’est et le sud-est aisé de la Région (Woluwe-Saint-Pierre, Auderghem, Uccle), soit dans les quartiers de bureaux liés aux organisations internationales (avenue Louise, quartier Léopold). Pour la majorité de la population bruxelloise, ces piscines sont donc doublement inaccessibles, d’abord par leur prix et leur formule d’abonnement, ensuite par leur situation spécifique : soit excentrées, soit concentrées dans les quartiers du secteur tertiaire international. La distribution spatiale des piscines publiques sur le territoire régional étant par ailleurs très inégale, cela laisse plusieurs quartiers denses et populaires (singulièrement le bas de Molenbeek, le nord d’Anderlecht et le centre de Forest) sans accès facile à aucune piscine. L’été venu, dans les fortes chaleurs, leurs habitant·es n’ont pas de solution pour se baigner et se rafraichir, d’autant qu’il n’existe à l’heure actuelle aucun bassin ou piscine de plein air à l’échelle de la Région.
L’accessibilité de la piscine ne se mesure cependant pas qu’en termes de nombre, de distribution spatiale sur un territoire ou de prix d’entrée. Il faut aussi qu’on s’y sente bien et en sécurité.
Depuis l’après-guerre, la norme de la mixité de genres s’est peu à peu imposée dans les piscines, en partie par souci de permettre aux filles et aux femmes d’apprendre à nager, une activité qui jusque-là leur était moins facilement accessible qu’aux garçons et hommes, en partie pour des questions de pudeur et de bienséance liées à l’assignation sociale des femmes. Dans le cas des piscines, la mixité de genre dans les établissements scolaires (généralisée dans les années 1970), couplée à l’obligation de cours de natation à l’école, ont contribué à cette “mixité universelle” des bassins de natation. Aujourd’hui, les différenciations d’espaces genrés/sexués peuvent être de mise dans la séparation spatiale des cabines, des douches ou des toilettes, mais dans les bassins, on nage “ensemble”.
Cependant, à l’heure de la remise en question de la « mixité universelle » comme un outil d’égalité, à l’heure de la mise en évidence que cette “mixité universelle” contribue aussi à la reproduction des rapports de domination et à l’assignation identitaire, le « nager ensemble » est lui aussi questionné. Des femmes prises dans les logiques de pudeur absolue face aux regards des hommes, des personnes dont le corps ne correspond pas aux canons publicitaires ou aux normes du corps en « bonne santé », celles et ceux qui ont du mal à se reconnaitre dans l’assignation de genre que la société leur renvoie, ont du mal à fréquenter la piscine et y renoncent parfois… surtout si elles n’ont pas appris à nager. Car, à la piscine, les regards, réels ou supposés, sont partout. Le regard sur soi, le regard des autres, le regard qui jauge et compare, le regard qui sexualise les corps… Certain·es sont capables de les ignorer ; d’autres ne peuvent les supporter.
C’est pour répondre à cette demande de pouvoir nager en non-mixité que différentes initiatives sont nées au cours des 10 ou 15 dernières années. Il y a ainsi aujourd’hui à Bruxelles une douzaine d’asbl ou de gestionnaires de piscines privées qui organisent des séances de nage ou des cours de natation exclusivement destinés aux femmes dans des moments de non-mixité. Ces asbl louent des créneaux horaires dans différentes piscines. Le plus souvent, ceux-ci sont placés en dehors des heures d’ouverture habituelles, c’est-à-dire souvent tard le soir et parfois tôt le matin. Bien que le prix de l’entrée ou de l’abonnement soit forcément un peu plus élevé que pour une entrée “normale” à la piscine, puisqu’il doit aussi rétribuer l’asbl organisatrice, la demande pour ces heures en non-mixité est énorme : les listes d’attente sont souvent longues et la fréquentation est assidue. Certaines femmes fréquentent plusieurs asbl pour être sûres de pouvoir s’adonner à la nage. Elles sont animées par le désir de mener des activités physiques, de se faire du bien et souvent cherchent à apaiser leurs problèmes de santé (difficulté de mobilité, maux de dos ou souffrances articulaires…).
A Schaerbeek, cependant, la commune a été plus loin2. A la réouverture de la piscine en 2023, un créneau a été réservé aux femmes, le dimanche matin, dans la grille horaire. Autrement dit, nul besoin ici de passer par une asbl, l’entrée se paye à la caisse de la piscine, au prix d’une entrée normale. Le succès a été immédiat au point que la décision a rapidement été prise d’élargir la plage horaire à deux heures plutôt qu’une. Le créneau horaire des femmes est aujourd’hui celui qui est le plus fréquenté de toute la semaine. L’échevin et le directeur de la piscine ont défendu ce geste politique par la nécessité de permettre aux femmes de leur commune d’accéder à des infrastructures sportives desquelles elles sont trop souvent éloignées. Loin des clichés, ces heures de non-mixité choisie constituent des moments magiques où de nombreuses femmes peuvent se libérer des conventions, évoluer librement, apprendre à nager, s’autonomiser, pratiquer une activité physique bienfaisante. La non-mixité y apparaît très clairement comme un outil d’émancipation.
Aujourd’hui, bien qu’elles remplissent (ou devraient remplir) des rôles inestimables pour les enfants des classes populaires, pour un grand nombre de femmes, les piscines publiques peinent à conserver leur légitimité face aux cures d’austérité et aux difficultés financières des communes (elles ne sont et ne seront jamais rentables). À Bruxelles, plus aucune n’a été construite depuis 1988. En revanche, dans l’ombre, les piscines des grands groupes privés restent totalement hors champ des débats publics. Ne serait-il pas temps de les y intégrer ?
[1] Ce projet de recherche intitulé NAGE!, mené à l’ULB, est soutenu et financé par le FNRS (Fonds national de la Recherche scientifique) pour la période 2024-2028.
[2] Lire “Sur l’aptitude à penser les sous-groupes”.