Et que se taisent les vagues
Rencontre avec Désirée et Alain Frappier
#375 - janvier/février 2025
Porte-voix
“Là où se termine la terre”, “Le temps des humbles”, “Et que se taisent les vagues”: les trois tomes du roman graphique de Désirée et Alain Frappier représentent beaucoup de choses à la fois. C’est d’abord le récit de vie de trois témoins – Pedro, Soledad et Luis – qui partagent leurs fragments de l’histoire du Chili. C’est aussi un emboitement de faits historiques complexes, méconnus ou ignorés. Et au bout de cette œuvre ébouriffante, on sera troublé, voire en alerte. Car, en prenant le pouls du Chili des années 1970, on ne peut s’empêcher de percevoir les tremblements de notre propre démocratie à la peine.
Les 960 pages de la trilogie de Désirée et d’Alain Frappier valent dix années de travail intense. Tout est hors-norme dans cette aventure humaine qui nous entraîne à travers la mémoire et l’histoire socio-politico-économique du Chili.
En couple dans la vie, en binôme dans leur profession – l’une est scénariste, l’autre dessinateur – Désirée et Alain avouent qu’ils n’avaient pas imaginé que leur projet prendrait une telle ampleur. Et d’ailleurs, pour ces deux Français qui n’avaient jamais posé un pied au Chili et qui ne parlent pas espagnol, l’intention d’embrasser pareil sujet ne les avait même pas effleurés. Tout a commencé par un hasard tranquille, chez des amis impatients de leur présenter Pedro Atias, qui deviendra le personnage principal du premier tome “Là où se termine la terre. Chili 1948-1970”.
“Pedro avait lu notre livre La vie sans mode d’emploi, putain d’années 80 ! [paru en 2014] qui décrivait la vie dans un immeuble parisien à l’aune des années 80. Il y a retrouvé le Paris de ses premières années d’exil et a pensé que nous pourrions, grâce à la précision du dessin d’Alain, restituer le Chili de sa jeunesse.” Pedro raconte ainsi son enfance, son père proche d’Allende et de Neruda, puis son odyssée d’un bout à l’autre du pays où la confrontation à la misère le pousse à lutter pour un avenir plus solidaire. Autant d’épisodes auxquels il s’accrochera plus tard pour résister à la torture et à l’emprisonnement sous la dictature.
Pour mieux traduire les souvenirs de Pedro, Désirée et Alain suivent ses traces, ils retrouvent sa maison à Santiago où il n’est jamais retourné depuis son arrestation en octobre 1973, ils consultent le registre de l’université où il était inscrit, ils rencontrent un oncle et des cousines.
La marque de fabrique des deux auteurs consiste à débobiner le périple intime de Pedro à la lumière de l’Histoire collective, en trouvant le bon mélange entre itinéraire individuel et contextualisation politique. Au fil des pages, se succèdent ainsi la guerre froide, la guerre du Vietnam, la révolution cubaine, la coupe du monde de football au Chili et avec elle la construction du stade de Santiago (transformé en centre de torture et de détention de prisonniers politiques dès les premières heures de la dictature), l’opposition à la guerre du Vietnam… “Grâce à l’histoire de Pedro Atias, nous avons pu évoquer et comprendre les prémices de l’Unité populaire et décrire le Chili d’avant Allende. Mais nous avons vite compris qu’il nous faudrait envisager un second tome pour évoquer les mille jours de son gouvernement”.
Désirée et Alain partent alors à la recherche d’un autre personnage pour poursuivre l’histoire, la grande comme la petite. À la suite de Pedro, jeune chilien issu de la classe populaire, ce sera Soledad Lopez Marambio, jeune fille de 15 ans faisant partie des sin casa. Pour Alain, “ce qui nous semblait intéressant avec une femme, c’est sa façon d’être ancrée dans le quotidien. Soledad se souvenait de nombreux petits détails vestimentaires ou matériels qui peuvent sembler insignifiants, mais qui me sont très importants pour dessiner les évènements”.
“Soledad ne souhaitait pas parler d’elle, mais du père de ses enfants Ricardo Solar Miranda, surnommé Alejandro, ajoute Désirée. Leur histoire d’amour et de prise de conscience politique portée par l’immense espoir suscité par l’Unité populaire nous est apparue comme une métaphore de ces mille jours et de la relation du peuple chilien avec son président.” Ricardo périra sous la torture en octobre 1973. Quatre ans plus tard, menacée à son tour, Soledad devra s’exiler en Belgique avec ses deux enfants.
Dans “Le temps des humbles”, l’histoire de l’Unité populaire est un sujet complexe que la scénariste traite avec fluidité, sans tomber dans l’exposé indigeste ni l’écriture démonstrative. Alain insiste : “Nous n’avons pas une idée de départ qu’on veut expliquer aux lecteurs. Nous écrivons pour comprendre l’histoire et nous élaborons le livre au fur et à mesure de nos découvertes”. Désirée complète: “Nous donnons des paroles et non une parole. Nous n’imposons pas un point de vue et nous ne tranchons pas. Nous faisons confiance à nos lecteurs pour qu’ils tirent leurs propres conclusions. La trilogie se base sur trois regards différents et sur de nombreux témoignages. Elle offre plusieurs points de vue sur Allende ce qui nous permet de cerner davantage la complexité du personnage.”
La transition du deuxième au troisième tome coule de source. Alors que Maria Isabel Aguirre, exilée chilienne à Bruxelles, leur avait présenté Soledad, son mari, l’historien Jorge Magasich1 leur parle de sa thèse portant sur le combat héroïque de marins qui tentèrent d’enrayer le coup d’Etat contre Allende ourdi par leurs officiers. Jorge a organisé une première rencontre en septembre 2018 à Liège avec six marins, dont un venu de Suède. Parmi eux, Luis Ayala, qui deviendra le fil conducteur dans “Et que se taisent les vagues”, dernier tome de la trilogie et premier récit choral mettant en scène les jeunes marins de la troupe pris dans une course contre la montre pour sauver leur démocratie.
Les albums regorgent d’informations pointues, fruit d’une recherche complexe qui a nécessité un travail de synthèse de 160 essais, de films et documentaires, de photos, de la presse de l’époque. Sans parler des sources de première main, telle que la rencontre avec Pascal Andres Allende, dirigeant du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) et neveu du président. Par l’entremise de Jorge Magasich, les auteurs ont ainsi bénéficié du témoignage direct de celui qui assista à l’ultime tentative des marins d’avertir Salvador Allende de l’imminence du coup d’État, lors d’une réunion secrète en présence des dirigeants du MIR et de Carlos Altamirano (dirigeant du parti socialiste).
Comment assimiler tant de matière, la laisser décanter, pour ensuite réinventer sa propre écriture sans oublier des éléments essentiels? Alain et Désirée nous montrent un outil qui force l’admiration: deux carnets japonais s’ouvrant en éventail, long de 3 m 80. Il s’agit d’une chronologie historique de l’Unité populaire. Chaque page est égale à un mois. Les 1.000 jours sont ainsi découpés mois par mois. Et chaque événement renvoie aux livres, avec mention des numéros de page! Cette frise leur a permis de mener les entrevues avec précision: “La grande histoire était posée, il ne me restait plus qu’à y faire entrer la petite histoire pour construire le récit sans se perdre dans la multitude d’événements qui ont jalonné cette période”.
La presse de l’époque figure aussi parmi leurs sources. Alain: “Désirée utilise beaucoup la presse, c’est une sorte d’instantané, comme une photographie. On a tout: la façon dont les gens parlent, les mots qu’ils emploient. Leurs espoirs. Personne ne connaît encore la fin de l’histoire. J’ai le même rapport avec les photos. Je passe beaucoup de temps à étudier les photographies, à regarder chaque recoin à la loupe, les enfants, les chiens errants, les gens édentés,… Une manière de m’immerger dans l’époque.”
Tant par l’image que par le texte, la scénariste et le dessinateur sont proches du réel, et la justesse historique est la pierre angulaire de leur travail. Pas question de se permettre des approximations au nom du droit à l’imaginaire, lequel, en voulant embellir, trahirait. Désirée détaille: “Mon imaginaire se nourrit de la réalité. Comme disait François Truffaut : rien n’a plus d’imagination que la vraie vie. J’élabore la construction narrative du récit. Mais je suis respectueuse des mots des gens. Quand je donne la parole aux ouvriers ou aux bourgeoises, ce sont leurs mots. Je ne me permets pas de parler à la place des Chiliens. Les écrivains sont des acteurs silencieux qui incarnent leurs personnages sur le papier.”
On connait la fragilité de la mémoire. Alors, que se passe-t-il en cas de conflit entre la version des témoins et les faits historiques? “Le récit graphique permet de faire coexister la version des témoins et les faits historiques tels qu’ils ont été prouvés par la suite. Lorsqu’une hésitation subsiste, que les sources ne nous semblent pas suffisamment fiables, il est aussi possible de mettre côte à côte les différentes interprétations de l’Histoire. La complexité des faits n’est pas un obstacle à la vérité historique, elle en est la richesse. Nous ne sommes pas là pour trancher ni pour apporter notre vérité, ce qui nous importe le plus c’est de trouver les clés pour dénouer les événements historiques et de comprendre les protagonistes de nos récits.”
Désirée et Alain multiplient les rencontres en France, en Suède, au Chili et en Belgique. De quoi donner le vertige. “Nous avions peur de décevoir tous ces gens qui nous avaient reçus”, confient-ils. Pour avancer, ils carburent à la confiance. Désirée: “Je suis toujours bouleversée par la confiance que nous accordent les gens, dans la façon de se raconter. Cette proximité crée des liens puissants. Ça a changé notre vie et nos amitiés”. Elle ajoute: “Le roman graphique détient cette magie de faire revivre les disparus, les oubliés, les invisibles. Il y avait la nécessité de porter les témoignages que nous avions recueillis avant que ces voix disparaissent. Nous étions dans une urgence. On a vu partir des marins qui avaient été de précieux témoins avant d’achever « Et que se taisent les vagues”. L’écrivain Luis Sepulveda nous a quittés au moment où “Le temps des humbles” partait à l’impression.”
Le binôme est également porté par l’histoire chilienne en elle-même. “Nous avons très vite pris conscience d’une continuité: ce qui nous arrive aujourd’hui en France est comparable à ce qui s’est passé au Chili, laboratoire d’un système économique mortifère qui s’est installé dans une violence extrême et qui a montré qu’il ne peut perdurer que dans cette violence extrême”, reconnaît Désirée. Et si cette continuité de l’histoire n’apparaît pas explicitement dans la trilogie, elle saute pourtant aux yeux.
Alain et Désirée Frappier n’ont pas écrit pour solder l’histoire, mais pour la comprendre. Cette compréhension n’agit pas comme une finalité, mais comme une possibilité de s’inscrire dans la société et d’y participer en tant qu’être conscient de ce qui nous arrive. Pedro, Soledad, Luis et les marins constitutionnalistes ont en commun ce point: leur histoire continue à palpiter. Sous forme de transmission et d’une quête de reconnaissance, ou sous forme de résistance. Les marins constitutionnalistes se battent toujours aujourd’hui pour obtenir réparation pour les tortures subies et les années d’emprisonnement.
Propos recueillis par Nathalie Caprioli.
[1] Lire son article “Composite associatif des exilés révolutionnaires latino-américains à Bruxelles”.