#375 - janvier/février 2025

Cartographier nos mémoires pour écrire nos territoires

Quels lieux gardent la trace des histoires d’exil et de transmission dans nos villes? Et comment les raconter pour valoriser nos patrimoines communs? Réponses à travers les deux projets collaboratifs “Chile Chico et le quartier Versailles” et “Mi Barrio”, qui visibilisent les lieux emblématiques et les histoires de l’exil des communautés latino-américaines.

 

Je m’intéresse aux traces laissées par nos communautés dans des lieux qu’elles ont animés dans la ville. Au fil de mes rencontres, je livre ainsi des témoignages de nos présences sur le territoire au passé et au présent. D’origine chilienne, ma fascination pour les récits mémoriels trouve ses racines dans mon histoire. Binationale, portée par deux cultures, je me suis autorisée à transformer mon histoire familiale et mon ancrage à Bruxelles en outil de création. A travers ma pratique de recherche sur les plans anthropologique et artistique, je me consacre à la construction de récits pluridisciplinaires et collaboratifs, par le prisme des archives.

 

Lectures interculturelles des espaces partagés

 

En fixant mes intérêts sur des enjeux de territoire, de mémoire et de communauté latino-américaine, j’ai développé deux projets de recherche qui touchent à cet héritage et ces questionnements identitaires “Chile Chico et le quartier Versailles” et “Mi barrio Bruxelles”. Par la collectivisation des récits individuels, sont présentées des archives vivantes, où les individus deviennent actrices et acteurs de leur mémoire. Chile Chico et le quartier Versailles, c’est une archive constituée dans le quartier de Neder-Over-Heembeek. Elle donne la parole aux familles chiliennes et aux habitants et habitantes du quartier des années 1970 à aujourd’hui. Ce projet a été le pilote d’une vaste exploration sur les mémoires latino américaines sur le territoire bruxellois. Une archive collaborative en ligne intitulée Mi Barrio Bruxelles se concentre sur la cartographie des lieux communs et des récits d’exil à Bruxelles. Cette autre expérience, actuellement en développement, a l’ambition de devenir une plateforme de référence pour et par les Latinos-américains vivant à Bruxelles.

 

Ces deux initiatives s’inscrivent dans une perspective contemporaine de la ville, qui souhaite mettre en avant les récits peu entendus et repenser les narrations dominantes en valorisant les histoires orales communautaires. Ces actions souhaitent nuancer les lectures interculturelles et faire valoir les enchevêtrements et la fluidité de nos identités. Dans un contexte de transformation urbaine continue, ces dispositifs multiformes veulent recueillir des histoires sur ces espaces de mémoire avant leur disparition. Les enjeux de gentrification et de ségrégations spatiales émergent dans ces témoignages pour ouvrir le débat sur la capacité de la ville à favoriser la mixité sociale et culturelle. Ces démarches partagent donc l’ambition de visibiliser les contributions des migrations latino-américaines à Bruxelles, en donnant la parole aux habitants et habitantes afin d’inscrire les mémoires dans les lieux qui les portent. Ces initiatives participatives permettent de réfléchir collectivement à l’avenir de nos espaces partagés. En connectant les réalités locales aux enjeux globaux, ces projets ne se limitent pas à la préservation du passé, mais créent un espace de dialogue intergénérationnel et intercommunautaire.

 

Le micro territoire pour raconter du global

 

L’initiative pionnière Chile Chico et le quartier Versailles est l’inventaire documentaire d’une collectivité qui s’est construite dans le quartier Versailles, situé au nord de Bruxelles. Son récit commence après le coup d’État de Pinochet, le 11 septembre 1973. Cet événement, que l’on appelle aujourd’hui “la catastrophe chilienne”, a contraint des centaines de milliers d’exilés politiques à quitter le Chili. Cette tragédie a profondément marqué l’histoire du pays, de son peuple, et du monde, avec l’effondrement du projet socialiste de Salvador Allende et de l’Unité populaire.


En 1975, la Belgique accueille les réfugiés chiliens. Ces premières arrivées coïncident avec la construction récente de logements sociaux dans la commune de Neder-Over-Heembeek. De nombreuses familles chiliennes s’installent alors dans ces tours du nord de Bruxelles et rejoignent les premiers locataires. Chile Chico, ou “le petit Chili”, est le nom donné par les exilés et exilées à cette communauté installée dans le quartier Versailles qui devient un lieu de regroupement et un pôle de rencontre majeur pour les familles chiliennes à Bruxelles.

 

La cité-parc de Versailles s’inscrit dans un contexte d’urbanisation rapide et se développe en plusieurs phases entre 1965 et 1984. Ce lotissement, composé de près de 800 logements sociaux, avait été initialement conçu pour loger les familles expropriées du centre de Bruxelles. Ces expropriations s’inscrivaient dans le cadre du plan Tekhné et du projet Manhattan, qui ont transformé le quartier Nord en une zone administrative et commerciale. Les premiers locataires de ce complexe résidentiel, composé de tours, de barres et de plots, étaient des familles majoritairement belges, marocaines, italiennes, espagnoles et grecques. Dans ce contexte multiculturel, les familles chiliennes nouvellement arrivées trouvent leur place et contribuent à façonner l’identité sociale et culturelle de ce quartier.


Au fil du temps, les familles développent des liens affectifs étroits au sein de Chile Chico. Les habitants sont unis par l’espoir d’un retour au pays et portés par leur aspiration à un rétablissement de la démocratie. Raconter l’histoire de Chile Chico, c’est raconter l’exil, les traumatismes et les deuils, mais aussi de l’espoir et la résilience du militantisme. Comme l’explique Tania, qui a vécu toute son enfance dans le quartier et dont la maman, Nancy, animatrice respectée, a créé de nombreuses activités pour les enfants: “On a quand même été à plusieurs fêtes et puis il y avait aussi des gens qui venaient à la maison ; ou nous, on était invités chez d’autres gens. Ils étaient à la grande table et ça parlait. Et ça parlait de manière générale, de politique, de la situation au Chili, et donc nous, même si on était enfants et qu’on était en groupe et qu’on faisait des jeux, nos oreilles étaient là. On a grandi avec ça, avec des discours. Donc, même si on était à côté et qu’on faisait nos jeux, c’était quelque chose qui était présent”. Faire mémoire de Chile Chico, c’est aussi démontrer l’accueil d’une communauté et témoigner d’un projet solidaire à Bruxelles. Un projet qui raconte l’histoire d’une intégration de l’autre rendue possible grâce à des choix politiques, à des forces militantes, et à des citoyens et citoyennes mobilisées pour un devenir commun. Chile Chico raconte aussi l’histoire d’une communauté interculturelle car dans le quartier Versailles, plus de 17 nationalités cohabitent à l’époque.

 

Mario a habité une grande partie de sa jeunesse à Versailles. Ses parents, Carlos et Eliana, étaient très actifs et ont développé de nombreux projets pour les habitants. Il garde beaucoup de souvenirs du quartier: “C’était pas juste Chile Chico, c’était Chile Chico et le Maroc et le Congo, enfin, le Zaïre à l’époque, les Italiens, les Belges, donc tout le monde savait que ça s’appelait Chile Chico. Mais par exemple, je sais qu’il y a des Marocains, des fils de Marocains, donc des migrations marocaines, qui me parlent encore de Chile Chico 20 ou 30 ans après. Et si tu me demandes pour moi qu’est-ce que je vois encore, c’est ce mélange de cultures”.

 

Les résidents de Chile Chico ont été les acteurs et actrices d’un quartier qui reflète les transformations de Bruxelles. Leurs témoignages expriment la diversité des vécus dans notre capitale. Encore aujourd’hui, l’exil et la migration continuent de trouver refuge à Neder-Over-Heembeek. Les histoires d’interculturalité se perpétuent, et à ces récits se greffent d’autres histoires, d’autres trajectoires. Le quartier advient comme un carrefour, où les individualités se rencontrent, où les vies se croisent et s’allient. À travers une exposition, un podcast et bientôt un livre, ce projet donne à voir et à entendre ces témoignages et ces images, qui s’inventorient encore et encore.


Mi Barrio Bruxelles

 

Avec la disparition de la Maison de l’Amérique latine en 2022, autrefois un lieu de rassemblement pour nos communautés, il est devenu important de réfléchir aux espaces laissés par son absence. Sans pallier ce manque, le projet Mi Barrio tente de constituer à nouveau un patrimoine commun virtuel entre les diasporas latino-américaines à Bruxelles.

 

Mi Barrio se propose ainsi comme un multivers de manifestations mémorielles, un site de commémoration dédié à valoriser nos histoires à travers la photographie vernaculaire, la culture matérielle et les histoires de nos communautés. Ce dispositif hybride se déploie sous la forme d’une plateforme web qui réunit plusieurs espaces virtuels: un espace pour la cartographie des lieux emblématiques créés par et pour les communautés latino-américaines, une médiathèque consacrée à nos exils, une collection pour nos histoires et un agenda collectif. Un partenariat développé avec l’association Siempre a permis l’ajout d’une carte et du guide à destination des personnes en quête d’information à leur arrivée sur le territoire.

 

Qu’est-ce qu’on y répertorie? En impliquant la vidéo, la photographie, des documents sonores, nous nous souvenons et présentons des personnes, des lieux, des événements. On y retrouve les récits des radios communautaires, des espaces de danse, des restaurants, des manifestations politiques et des mobilisations solidaires entre autres. À travers les émissions, les reportages télévisés et les journaux auto-édités par des collectifs, se racontent des témoignages diasporiques. Les cuisines et les épiceries latino-américaines deviennent par exemple des lieux symboliques pour aborder des histoires personnelles. Ces espaces, souvent tenus par des familles issues de l’immigration, témoignent d’une Bruxelles plurielle, où l’on raconte des parcours d’exil, de transmission et des réinventions culturelles. Mi Barrio Bruxelles offre alors une visibilité à cette diversité, en fournissant une représentativité visuelle historique et nouvelle.

 

Le projet propose un inventaire mémoriel permettant une réappropriation de nos patrimoines par ceux qui en sont les protagonistes. En donnant la possibilité d’alimenter (via des formulaires en ligne) cette archive cartographique, toujours en construction et jamais terminée, Mi Barrio Bruxelles transforme l’archivage en un processus participatif. Les personnes concernées par cette mémoire prennent part activement à la construction de leur propre histoire collective, devenant ainsi passeurs et passeuses d’histoires et d’informations.

 

Pour se souvenir de soi-même et de nous

 

L’archivage collaboratif offre une alternative radicale aux pratiques traditionnelles de conservation de la mémoire, remettant en question une approche descendante où les institutions décident unilatéralement ce qui doit être conservé. Ce processus démarre à la fois des personnes et des lieux, établissant un échange dynamique où l’un mène à l’autre et inversement. Des entretiens sont réalisés pour créer un espace de discussion, donnant la parole à celles et ceux qui, en tant que spécialistes de leur propre vécu, choisissent ce qu’ils souhaitent partager. Ces entretiens, loin d’être imposés et rigides, sont ouverts, permettant aux interlocuteurs et interlocutrices de s’exprimer sans contraintes strictes: les questions ne sont pas nécessairement chronologiques ou biographiques. L’objectif est d’écouter, de comprendre et d’accompagner l’expression individuelle, pour saisir non seulement des récits mais aussi la manière dont les personnes s’organisent en communauté. Qui est la première personne à rencontrer? Quel est le protocole culturel à respecter? Des questions nécessaires à ce travail, où chaque rencontre devient un point de départ vers une histoire partagée.

 

L’action d’archiver ne se limite pas à un simple processus matériel, mais se nourrit de la matière même de nos échanges. Ainsi, il s’agit d’inclure l’archivage dans le processus de l’entretien, en permettant aux personnes de discuter autour des matérialités et des artefacts afin de reconnaître des lieux et des visages familiers ou encore d’associer des chansons à des images. Un processus qui favorise la conservation de la mémoire et ouvre un champ de réflexion sur le rôle de l’identité, de sa visibilité et de son invisibilité. La personne interviewée choisit ce qu’elle garde de sa mémoire et ce qu’elle en présente.

 

Plateforme web, podcasts, vidéos, photos…

 

Afin de sortir des limitations de l’inventaire ou de la muséification patrimoniale, le souhait est de collectiviser ces histoires tout en affirmant des individualités, pour éviter de créer une histoire cohérente d’un héritage, mais plutôt retenir des expériences plurielles. Mi Barrio Bruxelles est donc une anthologie non exhaustive de nos vécus qui assume la subjectivité de nos points de vue multiples. Ensemble, nous reconfigurons l’histoire, racontons nos récits et réexaminons le passé à travers les prismes de nos expériences individuelles et collectives.

 

Cette approche cherche également à croiser des univers archivistiques passés avec des productions contemporaines, telles que des podcasts, des capsules vidéo ou des expositions photographiques, afin de proposer un dispositif accessible et ancré dans une démarche de mémoire vivante et de transmission. Les images existantes ne peuvent pas être l’unique condition de nos représentations, il faut en créer – une démarche de création autant sociologique qu’esthétique. Les images, par exemple, prennent alors tour à tour le rôle d’objet mémoriel, d’instrument pour la récolte de données, ou encore d’objets performateurs d’interactions. Ces créations offrent une présence à des récits peu entendus, tout en éclairant de nouveaux vécus.

 

Dans cette dynamique de production et d’appréhension de cet inventaire en construction, une étude de la nostalgie peut également être menée. Les objets et les images deviennent des supports constitutifs de nos rapports à la mémoire. Mi Barrio Bruxelles constitue une médiation entre mémoires personnelles et vernaculaires, où l’attention est portée non seulement sur le matériel mais aussi sur les conversations, sur ce que l’on choisit de se dire, de se rappeler.

 

L’approche collaborative permet aussi d’affirmer des besoins, et de parvenir au soutien aux lieux créés par et pour les communautés. Ce travail veut créer des synergies avec les structures et les lieux existants, valoriser l’engagement des personnes auprès de nos communautés depuis des années. Ces initiatives collaboratives adviennent alors comme des leviers pour l’émancipation collective et un moyen de redonner une visibilité à des histoires souvent ignorées. Elles permettent de surmonter l’amnésie collective et de restaurer des rêves et des modèles passés pour penser au présent, à l’accueil de l’autre, aux solidarités possibles. Ces archives ouvrent la voie au rétablissement des liens en créant de nouvelles connexions entre les individus.

Screenshot

 

MI BARRIO BRUXELLES

 

Nous vous invitons à rejoindre cette démarche collaborative en contribuant à la documentation des récits d’exil et de migration. Nous recherchons des lieux emblématiques des communautés latino-américaines à Bruxelles, mais aussi des histoires, des objets, des vidéos, des sons – tout élément qui peut enrichir et illustrer notre mémoire collective. Que ce soit un témoignage personnel, un artefact, un espace de rencontre, ou un souvenir visuel ou sonore, chaque contribution est précieuse. Enfin, Mi Barrio Bruxelles continue de créer et de se visibiliser autrement. Si vous souhaitez accueillir une partie de ce projet dans vos espaces culturels, n’hésitez pas à nous contacter!

 

Nous sommes également toujours à la recherche de nouveaux partenaires pour étendre notre travail collaboratif. Nous cherchons des opportunités pour nous déployer et continuer à faire vivre ce projet. Si vous souhaitez participer à ce travail de recensement ou obtenir plus d’informations, contactez-nous à : info@mibarrio.be.

 

Nous vous fournirons tous les détails nécessaires et déterminerons ensemble les modalités de votre participation à ce projet participatif.

 

Un projet soutenu par Equals Bruxelles. Et en partenariat avec de nombreuses associations et personnes, toutes impliquées dans le développement collaboratif de ce projet.