#369 - novembre/decembre 2023

Archéologue musical

En plus d’être auteur, compositeur, chanteur, guitariste, ingénieur du son et musicologue, Pytshens Kambilo est aussi archéologue musical. Depuis plus de quatre ans maintenant, il décortique des centaines de morceaux de rumba congolaise qu’il retranscrit dans son livre “Lindanda en partition” 1. Un livre né d’une nécessité: celle de transmettre la culture musicale congolaise, elle qui n’est encore enseignée officiellement nulle part.

 

Au centre de Bruxelles un après-midi de novembre, nous rencontrons Pytshens Kambilo entre deux tournées et quelques allers-retours France-Belgique. Muni de ses partitions, il vient nous parler de son livre qui sortira prochainement. Les partitions ça le connaît. Il s’est emparé de sa première guitare à Kinshasa en 1992 lorsqu’il avait 15 ans, et a signé de nombreuses musiques aux styles variés : folk, rumba, reggae ou encore jazz.

 

Mais ces partitions-ci sont exclusives, puisque, même si l’Institut National des Arts du Congo en a déjà retranscrit quelques mélodies, il s’agit ici des premières partitions orchestrales de rumba congolaise. Pytshens Kambilo, outre ses multiples casquettes musicales, est un pionnier. Il est le premier à écrire les accords complets de la rumba.

 

Une nécessité à l’Histoire musicale

 

Au Congo, la rumba a toujours été transmise de bouche à oreille; aucune trace tangible n’existe pour la léguer autrement. Une difficulté lorsqu’il s’agit de l’exporter. Le musicien s’attèle donc à retranscrire ses partitions depuis quatre ans, à son propre compte, parce qu’il estime qu’il y a un sérieux manquement dans l’Histoire, mais aussi dans l’enseignement de la musique. “Lorsqu’à Kinshasa, je travaillais avec des musiciens, on se comprenait bien. Mais lorsqu’il s’agissait de jouer avec des artistes venus d’ailleurs, c’était plus compliqué. Sans partition, c’est difficile de saisir l’autre “, nous explique-t-il. “Pour transmettre le côté scientifique, il faut qu’il y ait la matière. C’est ça mon travail: retrouver les harmonies de plusieurs guitares et toute l’orchestration des différents instruments: basse, clavier, maracas, chant, …”

 

Un travail de nécessité donc, en termes de transmission, mais aussi de représentation: “Les gens qui terminent dans les académies peuvent jouer Mozart au piano, mais pas Franco Luambo Makiadi, Dr Nico ou Roxy Tshimpaka”, souligne-t-il. “On vit dans un monde métissé. Nos enfants naissent aussi à l’extérieur du Congo. S’ils veulent écouter de la musique traditionnelle ou de la rumba, ils devraient pouvoir l’apprendre dans le système académique.”

 

Le but est là : enseigner la rumba dans les écoles de musique du monde entier, mais aussi, et surtout, laisser une trace de la culture musicale congolaise. C’est d’ailleurs le leitmotiv du musicien: “Je souhaite mettre tous ces artistes de rumba en avant pour qu’on puisse les étudier, parler d’eux, et pas uniquement lorsqu’ils sont vivants”. La tâche minutieuse demande des heures, des années d’écoute et de transcription, mais aussi de discussions avec les maîtres de la rumba pour transmettre le plus justement possible plus de 120 morceaux de la sorte. “Un musicien peut lire des subtilités qu’un CD ou un vinyle ne peut pas faire. Dans un morceau de rumba, il y a au moins trois ou quatre guitares. Si on ne croise pas les personnes qui ont participé à la création de la musique, on peut être perdu. Mais lorsqu’on les rencontre, elles peuvent nous corriger. Les choses sont claires lorsqu’elles sont écrites.”

 

Un travail d’archéologie musicale

 

Le livre “Lindanda en partition” est très complet parce qu’il ne se limite pas aux partitions. Pytshens Kambilo s’est en effet penché sur des centaines d’archives sonores des années 1940 à 1980, dépoussiérées de l’Africa Museum de Tervuren, pour comprendre les tréfonds de l’histoire musicale traditionnelle du Congo, et mettre en lumière ses apports à la musique moderne. Un travail de laboratoire, avec des enregistrements parfois médiocres – la technologie d’autrefois n’était pas celle que nous connaissons aujourd’hui –, qui permet de déceler les tendances d’antan sur les sonorités des différents musiciens de rumba, plus récentes.

 

L’artiste nous raconte de surcroît l’histoire de la rumba comme intrinsèquement liée à l’histoire de l’esclavagisme et de la colonisation. Née d’un mélange d’influence des musiques luba – musique cubaine – et kongo – musique brésilienne –, ses premiers enregistrements datent de 1943. De ces déchiffrages, il en fait des fouilles archéologiques : “On découvre qu’il y a beaucoup de guitaristes dans le sud, et de chanteurs dans le nord du Congo. Au sud, il y avait beaucoup de richesses. Les colons y avaient installé leurs comptoirs. Les expatriés sont arrivés avec leur famille, mais aussi avec des influences particulières et des vinyles. C’est pourquoi on y retrouve beaucoup de guitaristes. Au nord, il y avait la forêt équatoriale. Ça a empêché cette modernisation, ce qui explique que l’on reste plus sur de la musique traditionnelle”, relate-t-il.

 

Trois années d’écoute intégrale !

 

Pour décoder ces archives, Pytshens Kambilo n’a pas dû, comme on pourrait l’imaginer, fouiller un grenier rempli de cassettes et de bobines audio à décrypter grâce à des magnétoscopes vieillis. L’archive sonore du Service d’Ethnomusicologie au Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren a en sa possession plus de 37.000 enregistrements audio aujourd’hui digitalisés, triés et répertoriés via le projet DEKKMMA (Digitalisatie van het Etnomusicologisch Klankarchief van het Koninklijk Museum voor Midden-Afrika  / Digitalisation de l’Archive Sonore Ethnomusicologique du Musée Royal de l’Afrique centrale) initié en 2003 avec l’Université Libre de Bruxelles et l’Université de Gand. Il faudrait plus de trois années entières pour en écouter l’intégralité.

 

C’est donc pour sa riche base de données que l’artiste a posé ses valises à Tervuren. Une base de données qui va, elle aussi, de pair avec la colonisation puisque la plupart des enregistrements – dont le premier date de 1912 – proviennent d’anciennes colonies d’Afrique centrale, principalement du Congo et du Rwanda, collectés par des mercenaires, des scientifiques ou des militaires européens. Ils sont accessibles au public sur le site web du projet DEKKMMA2 permettant des recherches avec des filtres avancés comme le lieu, l’année ou la fonction de l’enregistrement (chant d’amour, à des fins politiques ou des prières par exemple). Si quelques archives en ligne sont accompagnées de données contextuelles (vidéos, livres, documentations,…) et d’extraits sonores, il faut néanmoins s’adresser au Musée, ou se rendre sur place pour les écouter en entier. C’est ce qu’a entrepris Pytshens Kambilo à l’aube de l’été 2022, sur un poste de travail prévu pour les chercheurs et chercheuses. Lorsqu’il souhaitait approfondir certaines œuvres, il les recevait directement contre un document signé, attestant qu’il ne les utiliserait qu’à destination scientifique.


Sacrifice consenti

 

De ce travail de titan naît donc environ 250 pages de biographies, d’histoire sur les apports de la musique traditionnelle à la musique moderne, et de partitions. “On a besoin que nos gouvernements se rendent compte que ce travail s’adresse à toutes et tous”, nous dit-il, ajoutant qu’il souhaite former des personnes pour l’épauler et poursuivre le job qu’il a initié. “Je sais qu’il faut que quelqu’un se sacrifie pour que d’autres générations en bénéficient. Si on efface sa culture et ses spiritualités, je pense qu’un peuple n’existe pas. C’est aussi pour ça que ce travail est important pour moi. Si je meurs aujourd’hui, je sais pour le moins que plein de trésors pourront être publiés demain.”

[1] Lindanda en partition de Pytshens Kambilo. A paraître en 2024.
[2] https://music.africamuseum.be