#367 - mai/juin 2023

Juive – Arabe : faut-il choisir ?

Française, juive sépharade, d’origine tunisienne et algérienne par ses grands-parents, et donc arabe et africaine, Cléo Cohen épluche les couches visibles et cachées de ses identités plurielles. Dans cette entreprise au long cours, la réalisatrice filme ses grands-parents et les sonde sur leur exil en France dans les années 1960. C’est une histoire pleine de manque, de souffrance et de tendresse. Pour la raconter, Cléo marche sur des œufs, quitte à en casser.

 

Cléo Cohen – et pas Chloé; “Pensez à Cléopâtre !” me lance-t-elle avec autodérision alors que je persiste à entremêler ses lettres – est née en 1993. Elle a 29 ans lorsque nous la rencontrons à Bruxelles à la 22e édition du Festival Cinemamed qui a programmé son film Que Dieu te protège1. Elle a fait le voyage de Tunis où elle vit depuis peu – nous y reviendrons.

 

Dès les premières secondes de son film, la réalisatrice annonce la couleur par une citation d’Albert Memmi (1920-2020), sociologue franco-tunisien qui dénonça la mécanique de domination coloniale, laquelle a fabriqué des colonialistes comme elle a fabriqué des colonisés. “Le colonisé ne cherche pas seulement à s’enrichir des vertus du colonisateur. Au nom de ce qu’il souhaite devenir, il s’acharne à s’appauvrir, à s’arracher à lui-même.”

 

Ces mots chargés sont extraits du Portrait du colonisé et Portrait du colonisateur, essai que Memmi écrivit en 1955-1956, en pleine guerre d’Algérie, et devenu une des références dans les luttes de libération nationale, aux côtés des œuvres de Franz Fanon et d’Aimé Césaire2.

 

Cléo Cohen s’explique: “La phrase témoigne du travail de recherche que j’ai mené pour ce film. Albert Memmi est l’un des penseurs qui analyse très bien l’ambivalence identitaire des Juifs Tunisiens. Dans certains passages de son livre, je reconnais ma grand-mère ! Memmi est une sorte de mentor grâce à qui j’ai trouvé mon fil conducteur. Cela dit, j’ai renoncé à le citer plusieurs fois car je voulais que le film soit sensoriel et non didactique. J’aimerais cependant ajouter que ce livre en tant qu’objet symbolise le décalage entre mes grands-parents et moi. C’est par les livres, la recherche et l’intellectualisation que j’ai abordé les questions d’appartenances identitaires, alors que mes grands-parents n’ont jamais lu sur ces sujets. La citation me permet d’assumer ce décalage entre nos registres de langage qui se confrontent et entrent parfois en collision – et quand la confrontation n’est pas exprimée par le verbe, elle passe alors par le corps.”

 

En effet, plus loin dans le film, une scène illustre la puissance du non verbal : Flavie, sa grand-mère franco-algérienne, tout occupée au rangement de son armoire, ne se retournera pas pour répondre à sa petite-fille qui la bombarde de questions sur la non transmission de la langue arabe. “Ça m’a pas empêché de dormir!”, répliquera-t-elle au placard, faisant littéralement le gros dos. “Il y a plein d’autres moments dans le film où mes grands-mères déçoivent mes attentes, commente Cléo. Elles ne me répondent pas, me tournent le dos, partent alors que je les filme. Elles se dérobent toujours à mes questions. Mais c’est aussi l’histoire du décalage de générations. C’est-à-dire que j’ai réinvesti les questions identitaires dans mon propre contexte socio politique, où je dois me situer dans la société pour savoir qui je suis et d’où je viens. Tandis que mes grands-parents ont dû s’intégrer, s’assimiler. Ça m’a toujours fait mal de voir mes grands-mères aspirer appartenir à la norme en vain. Elles sont arrivées en France entre 25 et 30 ans, après avoir déjà passé un grand bout de leur vie en Algérie ou en Tunisie. Il leur a fallu gommer méthodiquement tous les signes de leur arabité. Mais même en lissant leurs cheveux, elles n’y sont pas arrivées. D’où la citation d’Albert Memmi: s’arracher volontairement à ce qu’on appartient… L’origine de ma quête, c’est le sentiment d’être héritière d’une souffrance étouffée et d’un manque.”

 

Un autre !

 

Mais revenons encore aux premiers instants de Que Dieu te protège. Pour alléger l’entrée en matière, Cléo a fait suivre la citation de Memmi par “la blague la plus courte du monde”: “C’est l’histoire d’un Juif qui rencontre un autre Arabe”.

 

“J’ai ajouté cette blague parce qu’elle raconte le propos du film en une formule concise. Communément, on a tendance à opposer le Juif et l’Arabe. Il y a cette croyance décomplexée que, par nature, ils sont voués à se haïr, ou du moins qu’ils évoluent sur deux parallèles. Alors qu’on peut être juif tout en étant arabe. Lors des projections du film, ça m’intéresse d’observer si les gens rient ou pas, si l’ironie est saisie ou pas…”

 

Subtiles en effet, cette blague et la référence à la pensée de Memmi nous éclairent d’emblée sur les intentions de Cléo. Plus encore, on croit percevoir des points de comparaison entre la réalisatrice et le sociologue, ce dernier se définissant comme “une espèce de métis de la colonisation, qui comprenait tout le monde parce qu’il n’était totalement personne”, né d’une famille juive arabophone dans le quartier juif de la Hara qu’il quitta définitivement à l’indépendance de la Tunisie en 1956 pour s’installer à Paris. Dans sa préface du Portrait du colonisé, Albert Memmi révèle qu’il écrit pour se comprendre soi-même et identifier sa place au milieu des autres. A l’instar de Cléo Cohen qui filme aujourd’hui.

 

L’arabe avec peine

 

Passé ce préambule, on voit Cléo Cohen plongée dans un tout autre livre: L’arabe sans peine. Scène emplie d’ironie où la jeune femme est à la peine, contrairement à ce qui lui promet la célèbre méthode intuitive! “C’était important de faire exister mon apprentissage de l’arabe dans le film parce qu’il s’agit d’un nœud assez fort autour de l’histoire de cette langue volontairement pas transmise, ce qui représente pour moi une vraie blessure. L’arabe est la langue maternelle de mes grands-parents! Je trouve que c’est un geste violent de ne pas transmettre une langue possédée de génération en génération depuis des siècles. J’ai du mal à comprendre ce geste de couper la langue, littéralement. Du coup, de manière concomitante à ma démarche cinématographique, j’ai entrepris de me réapproprier l’arabe. Cette scène, comme celle plus tard avec ma grand-mère qui me corrige, montre que rien n’est magique quand une transmission n’a pas été opérée. On me voit répéter en arabe “Le thé à la menthe est délicieux”; j’ai choisi volontairement une phrase aussi stéréotypée et adressée aux touristes pour traduire ce nœud.”

 

Un film porté par l’intuition

 

Ne cherchez pas de contextualisation historique, politique ou familiale dans le film. Tout est amené par touches fines. Sans statistiques sur la présence des Juifs en Tunisie ou en Algérie, sans arbre généalogique ou chronologie de l’exil puis de l’installation en France. On ne trouve pas tous les faits ni les détails, mais on comprend l’essentiel: la déchirure. On comprend aussi que toutes les questions que Cléo posent à ses grands-parents, elle se les adresse à elle-même et, par ricochet, à celles et ceux qui se reconnaissent dans ce tableau de l’immigration, d’où qu’ils viennent.


Le 5 juin 1967, des milliers de Tunisiens ont manifesté dans la capitale, en réaction au déclenchement de la guerre des Six Jours par Israël. Des vitrines de magasins juifs cassées, la Grande Synagogue en feu ; dans un élan de panique, 7.000 Juifs Tunisiens ont émigré en France, 2.300 en Israël. Denise et Daniel ont ainsi quitté Tunis en quelques jours. “De sales souvenirs”, résume Denise. Dans un autre contexte, Flavie et Richard ont aussi laissé Alger derrière eux, le jour même de leur mariage. Cléo ajoute: “Mes grands-parents n’avaient jamais imaginé quitter leur pays, sauf peut-être pour venir étudier en France. Ils n’avaient jamais imaginé couper totalement le lien. Ils n’ont pas envisagé Israël comme terre d’accueil, mais bien la France parce qu’ils étaient francophones. Je pense que le prix à payer a été d’adopter une attitude de gratitude par rapport à la France.”

 

Le métissage : une question qui fâche

 

Le film montre combien la transmission ne se compte pas en années mais en générations. D’où l’urgence certaine qui anime Cléo, trop consciente que “ces royaumes” disparaîtront avec ses grands-parents. “J’ai voulu aborder des questions profondes. On s’engueule beaucoup mais, dans la vie comme dans le film, la tendresse que j’éprouve pour eux est incommensurable; et ils le savent.” Parmi les sujets sensibles: le métissage.

 

Selon Cléo, “le métissage se joue à deux niveaux. Il y a d’abord la question d’assumer ou de réinvestir notre propre pluralité identitaire, composée de différentes cultures et histoires qui s’ajoutent les unes aux autres sans s’exclure. Et puis, il y a la question du mélange avec les autres qui n’est pas propre aux communautés juives. Beaucoup de personnes issues de familles musulmanes qui ont vu le film m’ont dit qu’elles menaient les mêmes débats avec leurs grands-parents. Comment être des dignes héritiers si on se mélange? Je comprends la peur de la perte, propre à toute minorité, la peur de dissoudre ses spécificités culturelles, traditionnelles, spirituelles dans la majorité.”


Interpellée, Denise répond tout net: “On est juif quand les petits-enfants sont juifs!”, balayant ainsi le métissage d’un revers de main. Cléo n’est pas d’accord. Elle considère que “les petits enfants trahissent toujours leurs parents et leurs grands-parents… qui devraient leur être reconnaissants de les trahir. Parce que réinvestir un héritage c’est forcément le trahir. Même si ma grand-mère pense qu’en lui étant infidèle je serais une mauvaise héritière, c’est peut-être le meilleur héritage que je peux lui faire d’être métissée!”

 

La suite logique du film

 

Avec Cléo, la vie et le travail se chevauchent. “J’ai voulu opérer un revers et vivre là où j’aurais dû être, en commençant par Tunis. J’ai confusément besoin de m’imprégner de cette ville, de ses atmosphères, de la langue. Je sens un besoin de réparation avec ce pays – réparation de ce que l’exil a brisé dans ma famille.”

 

La réalisatrice s’est ainsi installée dans le quartier La Fayette, à une rue d’où Denise vécut jusqu’en 1967. “A propos du récit des émeutes, pendant très longtemps je ne savais pas si ma grand-mère fabulait ou si elle avait réellement subi des journées traumatisantes. Il m’a fallu rencontrer des historiens et recueillir des témoignages sur place pour me rendre compte qu’elle n’avait pas exagéré. Aujourd’hui, je regarde la façon dont ma famille a vécu avec beaucoup plus d’indulgence parce que je réalise qu’être doublement minoritaire est un combat constant pour exister, pour être en même temps ouvert et trouver sa place.”

 

Tout ça, grâce au film! Plus encore: il a fallu que Cléo soit installée à Tunis pour que sa grand-mère décide de revenir, après 56 ans d’exil.

 

“Je pense que la prochaine histoire se passera en Tunisie, probablement toujours autour de ces questionnements mais réactualisés. Il reste 1.500 Juifs en Tunisie, dont 1.000 à Djerba. J’observe cette vie juive en train de s’éteindre et le reste de la société tunisienne, comme deux mondes qui ne se touchent pas alors qu’ils sont très proches…” Une double vie qui doit interpeller d’autant plus fort Cléo Cohen, après la fusillade aux abords de la synagogue de Djerba, causant la mort de cinq personnes en mai dernier, lors du pèlerinage juif annuel.

 

Propos recueillis par Nathalie Caprioli

[1] 79 min, Petit à Petit Production, France 2021. Disponible en location en ligne.

[2] Figures marquantes de l’anticolonialisme, Franz Fanon (1920-1961) et Aimé Césaire (1913-2008), tous deux Français, ont écrit chacun de nombreux essais, romans et poésie sur l’idéologie colonialiste, le racisme, la négritude, le tiers-mondisme.